« Montre-moi ton œuvre, je te dirais qui
tu es ». La vie et l’art dans le dispositif
photo-littéraire de Jean-Philippe Toussaint
et de Willy Ronis

- Margareth Amatulli
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Jean- Philippe Toussaint et la force centripète de l’image

 

Malgré la première partie de son titre, qui conserve la pluralité sémantique du français difficile à rendre dans la langue italienne, et bien qu’il ait été écrit en français, comme le démontre la mention du nom du traducteur (Roberto Ferrucci) cité dans le texte, Mes bureaux. Luoghi dove scrivo a été publié uniquement en italien, par l’éditeur vénitien Amos, dans un tirage limité de mille exemplaires [13]. Divisé en treize brefs chapitres, il rassemble, en un peu plus de soixante-dix pages, « textes, dessins et photographies », comme le précise la page de titre.

Le livre est né, presque par hasard, de la rencontre entre l’éditeur italien et l’écrivain d’origine belge. Jean-Philippe Toussaint lui-même a raconté comment une petite maison d’édition italienne, Amos, pour laquelle le livre est un produit culturel avant d’être un produit commercial, lui avait commandé un texte pour sa collection « Calibano ». Le sujet était laissé à son entière liberté, de même que le nombre de pages et le moment de la publication. Bref, tout était possible. L’écrivain y vit l’occasion de mettre à exécution un projet qui était resté vague jusque-là : écrire sur les espaces de l’écriture, ces espaces que, lors d’un colloque à Tokyo sur le thème « écrire et voyager », il avait montrés au public en utilisant les photographies contenues sur sa tablette [14].

Le sous-titre – Luoghi dove scrivo (Lieux où j’écris) – évoque inévitablement le projet inachevé de Georges Perec : les Lieux où j’ai dormi, que l’écrivain présenta en 1969 à son éditeur Maurice Nadeau. Il s’agissait, en s’inspirant des célèbres pages du premier tome de la Recherche, de dresser le catalogue le plus complet et le plus précis possible des chambres où Georges Perec avait dormi, afin d’esquisser « une sorte d’autobiographie vespérale » [15].

 

C’est sans doute parce que l’espace de la chambre fonctionne chez moi comme une madeleine proustienne (sous l’invocation de qui tout ce projet est évidemment placé : il ne voudrait rien être d’autre que le strict développement des paragraphes 6 et 7 du premier chapitre de la première partie (Combray) du premier volume (Du côté de chez Swann) de A la recherche du temps perdu), que j’ai entrepris, depuis plusieurs années déjà, de faire l’inventaire, aussi exhaustif et précis que possible, de tous les Lieux où j’ai dormi [16].

 

Si l’écrivain hésitait encore sur les critères de classification (alphabétiques, thématiques, topographiques) de ce projet jamais mené à terme, il ne doutait pas de l’intérêt d’un pareil inventaire, considérant les chambres comme le dépôt d’une mémoire à réveiller, à l’intérieur d’une quête autobiographique qui, en l’absence de souvenirs personnels, s’en remettait entièrement à l’écriture. « C’est évidemment des souvenirs resurgis de ces chambres éphémères, écrivait Perec, que j’attends les plus grandes révélations » [17].

Certes, Jean-Philippe Toussaint n’est pas à la recherche de la grande révélation pérecquienne, et son écriture n’est pas conçue comme le moyen de recouvrer une identité personnelle, menacée par la Grande Histoire. Et pourtant, au-delà de la nécessité intérieure qui l’inspire, le projet de ces Bureaux évoque immanquablement le projet de Perec lui-même, dont la présence se retrouve dans un autre élément paratextuel : l’annexe intitulée Tentativo di inventario di tutti i luoghi dove ho scritto (Tentative d’inventaire de tous les lieux où j’ai écrit). Cette annexe est placée par Jean-Philippe Toussaint à la fin de son livre et renvoie aux « joies ineffables de l’énumération » [18] auxquelles Georges Perec s’est abandonné dans ses tentatives d’inventaire les plus originaux, depuis la Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mille neuf cent soixante-quatorze jusqu’à la Tentative de description d’un programme de travail pour les années à venir.

Cette forme (la contrainte pérecquienne), qui aide Perec à fixer la trace du vécu, devient dans Mes bureaux la possibilité que s’accorde l’écriture « impersonnelle » de Jean-Philippe Toussaint de décrire pudiquement une intimité généralement tenue à distance, protégée par la « forme », celle que l’auteur considère comme « le vêtement qui va cacher le côté obscène éventuellement de l’intimité et en tout cas impudique » [19].

Si l’inventaire de Jean-Philippe Toussaint n’est pas aussi désespéré que l’inventaire de Georges Perec, motivé par une quête identitaire impossible, s’il se montre plus réceptif à la dynamique du fragment propre à l’esthétique postmoderne, il n’en interroge pas moins le rapport douloureux et nostalgique qui se tisse avec le temps et la mélancolie des choses passées, même si le titre du livre met l’accent sur la dimension spatiale [20].

Interrogeons-nous donc sur le genre de poétique que l’interrelation entre texte et image produit dans le support médial de la page de Mes bureaux : la variété des procédés de relation au niveau de la mise en pages, le défi adressé au canon autobiographique par l’hétérogénéité des codes que le texte convoque pour les déconstruire, jusqu’au non-dit, ce sens inédit du texte que produit justement la médiation réciproque des signes.

Les treize chapitres de Mes bureaux contiennent tous un texte plus ou moins court, ainsi qu’un nombre irrégulier d’images de différents formats, mises en pages de façon différente. Outre l’image présente sur la couverture, le livre contient précisément quarante-trois images – la plupart sont des photographies – dont huit en noir et blanc. Deux de ces reproductions sont légendées par deux citations tirées de deux romans de l’auteur, cités entre parenthèses ; elles tissent un dialogue entre la reproduction photographique et la fiction littéraire. Chaque chapitre contient un petit texte autobiographique (le plus court compte trois lignes), où l’auteur fait référence à sa formation et à son travail d’écrivain. Le texte lui-même contient des citations, plus ou moins longues, des romans de l’auteur, dont la source n’est pas toujours explicitée. Ces citations textuelles se trouvent tantôt au début tantôt à la fin du texte ; composées en italique, elles sont parfois encadrées par des parenthèses. Quelquefois elles constituent un véritable paragraphe qui brise la linéarité narrative et typographique du texte.

 

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[13] Aujourd’hui encore, le livre reste méconnu. Sans doute parce qu’il n’est accessible qu’aux seuls italophiles, mais aussi parce qu’il fut éclipsé par le roman Fuir, publié la même année et couronné par le prix Médicis. Dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, Mes bureaux se situent donc seize ans après L’Appareil photo (Minuit, 1989) et cinq ans après Autoportrait à l’étranger (Minuit, 2000), deux œuvres que la lecture de ce texte convoque, la première pour la pertinence du thème photographique, la seconde pour sa forme autobiographique.
[14] Voir R. Ferrucci, Dentro i luoghi creativi di Toussaint ( format PDF, consulté le 18 mai 2019).
[15] G. Perec, « Lettre à Maurice Nadeau », dans G. Perec, Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 61.
[16] G. Perec, « La chambre » dans G. Perec, Espèces d'espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 34.
[17] Ibid., p. 35.
[18] G. Perec, « Penser/Classer », dans G. Perec, Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 167.
[19] Cité dans A. Albright, Inside the writer’s studio (format PDF, consulté le 18 mai 2019).
[20] C’est peut-être la raison pour laquelle l’auteur ne se revendique pas de Georges Perec, mais plutôt d’un personnage de Samuel Beckett (Toussaint hésite entre Molloy ou Malone) qui avait l’intention de faire l’inventaire de tout ce qu’il possédait mais renvoyait à jamais son projet.