« Montre-moi ton œuvre, je te dirais qui
tu es ». La vie et l’art dans le dispositif
photo-littéraire de Jean-Philippe Toussaint
et de Willy Ronis

- Margareth Amatulli
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Une vaste gamme de combinaisons imprévisibles régit l’articulation entre texte et image à partir des innombrables modalités de mise en pages [21]. De la simple ekphrasis au plus complexe rapport analogique, la fonction même de l’image change selon les occurrences [22].

La plupart des images représentent des lieux qui ont vu naître les œuvres de l’auteur, lieux disséminés dans diverses régions du monde, à des époques différentes, ainsi que les bureaux qui ont servi de support à l’écriture. Les outils du métier sont aussi représentés : l’ordinateur, l’imprimante, les feuilles de papier, les crayons, les câbles électriques, les appareils photographiques, mais aussi les chaussures de randonnée, que Jean-Philippe Toussaint introduit dans sa panoplie d’écrivain et auxquelles il dit être redevable de son inspiration. Intéressé par l’aspect manuel « di questa amara follia » (« de cette amère folie ») (MB, 53) qu’est l’écriture selon la citation de Beckett qui ouvre le chapitre « Panoplia », l’infra-ordinaire de Jean-Philippe Toussaint – pour reprendre encore un mot de Perec – comprend aussi des êtres en chair et en os, qui appartiennent à la sphère affective de l’auteur, comme son fils et sa femme, de sorte que s’établit un lien, à travers les images, entre la sphère privée et la sphère créatrice.

Pour illustrer la pertinence autobiographique de la relation texte et image, du dialogue entre art et vie, nous analyserons quelques cas particuliers.

Dans le chapitre « Macchine da scrivere » : l’auteur se souvient de sa machine à écrire Olivetti – « bella », « unica », « efficiente », « sofisticata », « cara », « vecchia», « grossa », (« belle », « unique », « performante », « raffinée », « chère », « ancienne », « grande ») (MB, 48-49) – sur laquelle il a écrit pendant dix ans, « intimidito, affascinato, fremente, imbarazzato » (« intimidé, fasciné, palpitant, mal à l’aise ») (MB, 48). Puis viennent trois images de tendresse qui représentent un jeune enfant, sans doute le fils de l’écrivain, qui s’amuse avec la machine à écrire. Dans ce cas, la photographie condense visuellement, dans une série limitée d’images intimes et familières, l’affectivité dispersée dans le texte et rassemble les effusions que l’écriture, expansive, réserve à un objet pour les diriger vers un être humain cher à l’auteur. L’album de famille intervient ici pour renforcer le discours autobiographique, l’intimité de l’objet et l’écoulement du temps. Celui-ci est indirectement évoqué par la présence d’un outil désormais désuet et la figure de l’enfant curieux.

Dans le chapitre intitulé « Panoplia », l’image confère une âme aux choses et oriente le discours impersonnel vers la dimension affective : le dessin qui précède le texte représente, parmi d’autres objets ordinaires, une lettre écrite à la main, tendrement adressée à la femme de l’écrivain comme on le devine d’après les premières lignes bien visibles de la lettre. Ce petit détail introduit une composante privée dans un chapitre à l’allure apparemment impersonnelle et l’intimité épistolaire accorde à l’image une dimension autobiographique.

Si Jean-Philippe Toussaint n’a jamais revendiqué la production d’un espace autobiographique, celui-ci est facilement identifiable dans des textes où « l’ancrage autobiographique y est toutefois plus explicite, suggéré par des jeux d’autocitation, de repères temporels et de références patronymiques » [23]. Dans cet espace outre Mes bureaux, il faut mentionner Autoportrait à l’étranger (2000), L’Urgence et la Patience (2012), ainsi que plusieurs articles parus dans « Bon à tirer » et pour finir le tout dernier Football (2015).

Autant de textes qui remettent en question les caractéristiques de l’autobiographie classique, tant par la forme que par le contenu : la structure du récit, ainsi que la conception de l’identité personnelle, remplacée ici par l’identité d’auteur. Comme le note justement Maxime Maillard à propos de L’Urgence et la Patience, ces textes appartiennent « à la famille plus intimiste de ces livres qui investissent, avec les moyens habituels à l’auteur (…), la géographie du métier de l’écrivain » [24].

Et, selon une définition récurrente, la géographie est la science des lieux plutôt que celle des hommes. On sait que les autobiographies puisent largement dans l’évocation ou dans l’iconographie des lieux personnels pour construire leurs récits. « Entreprendre un récit de vie implique presque toujours de raconter d’où l’on vient : sur le plan familial et social, mais aussi historique et géographique », écrit Véronique Montémont [25]. Dans la dimension autoréflexive qui caractérise principalement le corpus autobiographique de Jean-Philippe Toussaint, il est donc naturel que le bureau soit le lieu identitaire, celui « d’où l’on vient ». Le lieu biographique se confond ainsi, chez l’écrivain, avec le « lieu bibliographique ».

Rien de fortuit, par conséquent, si le seul souvenir d’enfance évoqué dans le livre, le souvenir « assoluto, mitico e fondativo » (« absolu, mythique et fondateur ») (MB, p. 24), sur lequel se construit habituellement l’autobiographie au sens classique, est précisément celui d’un lieu inaccessible : le bureau du grand-père, dans lequel il était interdit d’entrer. Dans un chapitre intitulé de façon significative « Mitologia », l’écrivain décrit une pièce qui dicterait les circonstances futures de son écriture : « Come se fosse quella stanza lì, lo studio di mio nonno a Sars-Dames-Avelines (sic) che io ho voluto ricostruire, ricreare inconsciamente nelle differenti case dove ho vissuto in seguito » (« Comme si c’était cette chambre-ci, le bureau de mon grand-père à Sars-Dames-Avelines (sic) que j’ai voulu reconstruire, recréer inconsciemment dans les différentes maisons où j’ai vécu après ») (MB, p. 24).

 

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[21] L’image, de différent format, peut précéder ou suivre le texte ; plusieurs images peuvent se disposer sur la même page (pp. 39-41) ou sur trois pages consécutives (pp. 29-31) ; les bords de la photo peuvent coïncider avec ceux de la page ou d’une double page (pp. 16-17, pp. 18-19) ou un seul de ses bords peut coïncider avec celui de la page (pp. 20-21). Pour une analyse détaillée de la mise en page texte-images de Mes bureaux, voir M. Amatulli, « Dietro le quinte dell'opera: il dispositivo foto-letterario in Mes bureaux. Luoghi dove scrivo di Jean-Philippe Toussaint », Nuova Corrente, 2015, pp. 99-121, dont je reprends ici, en partie et avec de variantes, l’analyse de l’articulation paradigmatique de l’œuvre.
[22] L’image peut rencontrer le texte de façon simple et didascalique : dans « La poltrona Marcel Breuer », l’image illustre le fauteuil présenté dans le texte. La photographie peut aussi illustrer deux situations différentes, à titre d’exemple, parmi les nombreuses situations inventoriées par le texte : dans « Inventario », l’auteur dresse une longue liste de lieux, mais les images n’en représentent que deux. Les images peuvent illustrer les lieux présentés par le texte dans un ordre différent : dans « Studi giapponesi », les images des lieux orientaux contredisent l’ordre du discours et la séquentialité textuelle. L’image peut même n’avoir aucun lien concret avec le texte qui la précède : dans « Mitologia », un dessin de l’écrivain qui immortalise le bureau d’Ostende n’a rien à voir avec le bureau belge du grand-père évoqué par le texte. La prise de vue peut, en effet, ne pas coïncider, ou ne coïncider que partiellement, avec sa mise en récit. L’image peut révéler ce que le texte garde secret. Dans « Lo studio di Barcaggio » par exemple, l’écrivain déclare : « Se dovesse essercene soltanto uno, sarebbe questo, ma preferisco tenerlo segreto, nel suo splendore astratto, invisibile e mentale » (« S’il ne devait y en avoir qu’un, ce serait celui-ci, mais je préfère le garder secret dans sa splendeur abstraite, invisible et mentale ») (p. 28). Les neuf images, bien cadrées et disposées sur trois pages, qui montrent des vues intérieures et extérieures du mystérieux bureau italien photographié sous divers angles, matérialisent le secret que l’écriture garde jalousement ainsi que le caractère insaisissable du lieu dont les multiples prises n’arrivent pas à s’emparer.
[23] M. Maillard, « Le gai savoir de Jean-Philippe Toussaint », Critique, n°786, 2012, p. 987.
[24] Ibid., p. 985.
[25] V. Montémont, D’où je viens : points de fixation autobiographique, Archive ouverte HAL (consulté le 18 mai 2019).