« Montre-moi ton œuvre, je te dirais qui
tu es ». La vie et l’art dans le dispositif
photo-littéraire de Jean-Philippe Toussaint
et de Willy Ronis

- Margareth Amatulli
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Fig. 1 . J.-Ph. Toussaint, « Madeleine dans mon bureau
à Bruxelles » 2003

Lieux où j’écris : une question d’espace ou de temps ?

 

Ce ne sont pas seulement les lieux qui constituent l’événement de ce livre. Le temps, associé depuis toujours à l’esthétique photographique, est également thématisé à travers la relation du texte et de l’image.

Le passage du temps est souvent évoqué dans le livre, de façon directe ou indirecte. A la constante mélancolie, inhérente à la conception même du catalogue, s’ajoute le sentiment suscité par les œuvres qui sont terminées, par les objets qui ne sont plus utilisés, comme la machine à écrire, par les lieux dont il ne reste que quelques traces illustrées, comme l’Algérie.

Le dernier chapitre du livre, symptomatique de l’intersection entre autobiographie et fiction, revendique le pouvoir de l’art contre le passage du temps. Il s’agit de la seule représentation d’un bureau provenant de la maison de l’auteur.

 

Mi sono alzato da pochi istanti, la mia giacca è ancora sullo schienale della sedia, e sto fotografando la scrivania con la mia macchina fotografica digitale per finire questo libro sui luoghi dove scrivo con un’immagine dello studio di Bruxelles, dove lo sto scrivendo. È mattina, c’è il sole. Sullo schermo del computer, in una perfetta mise en abîme, è aperto il documento Mes bureaux a pagina uno e Madeleine entra nella stanza alle mie spalle, senza far rumore. Non mancava che lei, in questo libro, Madeleine, che passeggia nei luoghi dove scrivo e attraversa la mia vita e i miei romanzi da più di vent’anni.
(Je viens de me lever, ma veste est encore sur le dossier de la chaise, et je suis en train de photographier le bureau avec mon appareil photo numérique pour achever ce livre, dédié aux lieux où j’écris, avec une image de mon bureau de Bruxelles, là où je suis en train de l'écrire. C’est le matin, il fait soleil. Sur l’écran de l’ordinateur, dans une parfaite mise en abîme, le document Mes bureaux est ouvert sur la première page et Madeleine, dans mon dos, entre dans la pièce sans faire de bruit. Il ne manquait qu’elle, dans ce livre, Madeleine, qui se promène dans les lieux où j’écris et qui traverse ma vie et mes romans depuis plus de vingt ans) (MB, p. 63).

 

Si le pacte autobiographique s’articule avec le pacte fictionnel, la présence d’une femme à demi nue (la femme de l’écrivain) sur la photographie suivante (fig. 1) révèle l’intimité d’une écriture qui cherche désespérément à lutter contre le temps qui passe. Tandis que l’ordinateur visualise la première page du livre que nous, lecteurs, nous nous apprêtons à terminer, la légende qui accompagne l’image nous renvoie au premier roman de l’auteur. Dans Mes bureaux, d’ailleurs, les romans de Toussaint reviennent à leur point de départ, le lieu d’origine de l’écriture, (comment ne pas voir dans la femme nue une allusion à l’Origine du monde de Courbet ?) ; ils reviennent au lieu qui les a engendrés, dans un mouvement en spirale qui rappelle inévitablement celui qui régit la structure de la Salle de bain (1985) citée dans la légende de l’image. La biographie de l’homme écrivain se fait donc la « biographie de l’écriture ».

Du reste, comme l’écrit l’auteur dans le texte déjà cité, sa veste est encore sur la chaise. Mais depuis quand ? Dans le livre, presque une dizaine d’images montrent, de façon plus ou moins évidente, une veste posée sur le dossier d’une chaise, devant une table de travail. Comme le chapeau melon de Magritte, le vêtement est la signature de l’auteur, son label. Il est la présence métonymique d’un corps absent, le corps de l’écrivain, sujet et auteur de l’image [26]. A travers cette image un autre genre, tout aussi déconstruit, intervient donc pour renforcer l’hybridité du texte : l’iconographie de l’auteur.

Le vêtement personnel par lequel l’auteur revendique son droit à l’image est cependant inchangé dans le temps : habitant les espaces traversés par l’écrivain, il se fait la trace d’un corps désincarné, un corps sans âge, non sujet au devenir et à la dégradation physique. Son temps historique coïncide avec l’atemporalité de la création artistique : le corps de l’auteur est devenu son corpus. Parallèlement, la mémoire personnelle de l’homme et la mémoire intratextuelle de l’écrivain s’informent mutuellement.

Le pseudo-portrait d’auteur devient donc le vrai lieu, le vrai « bureau » du texte : lieu virtuel de l’écriture, intermédiaire entre le texte et l’image, « médium entre le sujet et l’œuvre » [27]. La veste, qui est « encore » sur la chaise, reproduit, par sa répétition anachronique dans le temps et dans les espaces, cette durée que l’image photographique ignore habituellement, ce continuum temporel qui est segmenté par la photographie et exorcisé par l’écriture.

 

Willy Ronis et la force centrifuge de l’image

 

Alors que Jean-Philippe Toussaint expose au regard extérieur ses photos personnelles, faisant de la photographie intime un espace public, Willy Ronis se réapproprie ses photos publiques pour les transformer en images intimes, en flashs mémoriels.

A l’âge de quatre-vingt-seize ans, Willy Ronis s’impose un véritable exercice de mémoire. Pour tisser, avec les mots, la trame figurée de son portrait d’homme et d’artiste, il revient non seulement sur des photographies qui l’ont rendu célèbre, mais aussi sur des images de sa collection personnelle, qui n’ont jamais été montrées au public. Publié au Mercure de France, dans la collection « Traits et Portraits », puis réédité en 2008 chez Gallimard dans la collection « Folio », Ce jour-là présente un « jeu réglé du texte et de l’image » [28] beaucoup plus linéaire et plus explicite que chez Jean-Philippe Toussaint ainsi qu’une dimension autobiographique plus manifeste que celle de l’écrivain. D’ailleurs le texte participe d’un projet éditorial à forte composante intime. La collection « Traits et Portraits », fondée en 2004 par Colette Fellous, impose à ses auteurs, des artistes connus provenant de différentes disciplines, une double contrainte : l’écriture de leur propre autoportrait et l’inclusion de supports iconographiques [29]. « Le résultat va d’un régime autodiégétique pleinement assumé, avec sa rétrospection, sa cohérence, son ancrage dans le réel, à des formes plus fragmentaires, autofictionnels, voire oniriques, assorties de jeux énonciatifs » [30].

Artistes, photographes, écrivains se côtoient dans ce projet ambitieux qui les oblige « à composer avec au moins un langage qui n’est pas celui de leur pratique artistique ordinaire » [31]. Le photographe Willy Ronis donne donc sa voix, à travers l’écriture, à un choix de photos qui le représentent de façon oblique.

L’émouvante beauté du texte semble infirmer l’idée selon laquelle l’artiste photographe sacrifie la qualité de son écriture à la beauté de ses clichés. Comme l’écrit Danièle Méaux :

 

Parfois, ce sont les photographes eux-mêmes qui prennent la plume, mais il faut reconnaître qu’il est alors rare que la qualité de leur production scripturale rivalise avec celle de leurs prises de vue. Sans doute peut-on signaler certaines exceptions, mais rares sont les « iconotextes » où les mots et les images s’imposent à part égale [32].

 

Ce jour-là de Willy Ronis paraît une exception. Il comprend 54 photos artistiques en noir et blanc, la plus ancienne datée de 1939, la plus récente de 1992, toutes accompagnées d’un petit texte, sorte de micro-récit. A la manière du Je me souviens de Georges Perec, chaque texte commence par la formule annoncée par le titre, « Ce jour-là », et renvoie à l’image en se servant généralement du démonstratif : « cette photo ». Les photos figurent tant sur les pages paires que sur les pages impaires, et sont parfois reproduites sur une double page. Placées le plus souvent avant ou après le texte, elles peuvent aussi interrompre la linéarité de la lecture en s’introduisant « dans » le texte.

 

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[26] Une seule image nous montre les mains de l’auteur au travail. Comme l’indique la table des illustrations, il s’agit d’une photo prise par Madeleine Santandréa, la femme de Toussaint.
[27] F. Ferrari et J.-L. Nancy, Iconographie de l’auteur, Paris, Galilée, 2005, p. 21.
[28] Ph. Ortel, « Trois dispositifs photo-littéraires. L’exemple symboliste », J.-P. Montier, L. Louvel, D. Méaux, Ph. Ortel (dir.), Littérature et photographie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 17.
[29] Pour une analyse des procédés à l’œuvre dans la collection, je renvoie à l’analyse remarquable de V. Montémont, « Entre les lignes : la collection "Traits et Portraits" » dans Figure de l’art, « Procédures & Contraintes », n° 30, 2015, pp. 47-57.
[30] Ibid., p. 53.
[31] Ibid., p. 48.
[32] D. Méaux, « Espaces phototextuels », Revue des Sciences humaines, n°319, 2015, p. 85.