L’ancrage des impressifs graphiques
dans les mangas des années 1980-1990

- Blanche Delaborde
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Fig. 9. Hiwatari S., Boku no chikyū o mamotte, 1987

Un troisième type d’espace : l’espace de projection mentale

 

Pour finir, j’aimerais évoquer un cas particulier qui apparaît comme très différent de tous les exemples que l’on a vus jusqu’à présent. Commençons par observer la figure 9, tirée de Boku no chikyū o mamotte, un shōjo manga de Hiwatari Saki (1987). La page de gauche comporte une seule image, qui montre l’héroïne Alice en proie à un choc psychologique important, après avoir été embrassée par surprise par son jeune voisin, cette agression constituant son « premier baiser ». Le décor autour d’Alice est remplacé depuis le bas de la page précédente par un aplat de noir (sauf dans une case, où l’espace est laissé blanc). La disparition temporaire du décor est un procédé fréquent dans les mangas. Elle peut être motivée par l’utilisation de lignes de mouvement ou de focalisation dans le cas de scènes d’action ou de scènes dramatiques, comme dans les figures 1  et 5 . Une autre motivation possible est la volonté de simplifier la page de façon à la rendre plus lisible, comme dans les figures 3  et 6 . Dans ce cas, on trouve souvent des trames mécaniques grisées en guise d’arrière-plan. Et enfin, comme ici, le décor peut être remplacé par une représentation graphique d’un état psychologique. Cela se manifeste souvent par l’utilisation de motifs plus ou moins géométriques tracés à la main ou sous forme de trames, comme dans la troisième case de la figure 1 , qui exprime la colère du vieillard fulminant à l’aide à la fois d’un impressif graphique et d’un tracé en volutes à l’arrière-plan du personnage. Dans le cas de la figure 9, c’est un aplat noir au travers duquel est écrit en larges caractères blancs ショック (« shokku »), c’est-à-dire le mot anglais « shock », qui est régulièrement employé dans les mangas à la façon d’un impressif.

Je propose d’interpréter ce procédé comme la mise en place d’un type d’espace qui est distinct de l’espace diégétique et qui correspond à une projection métaphorique de l’espace mental des personnages. Cette projection peut s’effectuer de nombreuses manières que l’on ne pourra pas développer ici, mais la plupart ont en commun d’occuper l’espace autour des personnages et d’apparaître comme un arrière-plan dont la dimensionnalité est ambiguë. Il ne s’agit ni de l’espace diégétique, qui est censément similaire à notre espace en trois dimensions, ni de l’espace médiatique, qui peut être vu comme un espace en deux dimensions (ou éventuellement, dans le cas des mises en page multicouches, comme un feuilleté de calques superposés) et qui n’est pas iconique. Cet espace de projection mentale peut se présenter comme bi- ou tridimensionnel en fonction des cas. Dans la figure 9, l’image de la page de gauche présente un contraste étonnant entre le dessin d’Alice, qui est montrée couchée (vraisemblablement au sol, même si celui-ci n’est pas dessiné), et l’aplat noir barré de l’impressif graphique blanc, qui présente un effet de frontalité très fort. Alice semble ainsi flotter dans un espace abstrait dépourvu de profondeur. Par ailleurs, l’aplat noir ne couvre pas toute la page, puisque le bord inférieur de la page est occupé par une bande blanche qui contient des bulles de parole introduisant la scène suivante. On pourrait également interpréter le procédé des fleurs qui apparaissent ponctuellement derrière ou autour d’un personnage dans de nombreux mangas pour jeunes filles comme une manifestation de cet espace métaphorique (voir au bas de la figure 4 ).

Ce type de cas constitue donc une exception à la règle de l’ancrage des impressifs graphiques dans l’espace diégétique, puisque l’espace représenté n’est pas l’espace diégétique mais un espace de projection mentale. L’impressif graphique paraît cependant ancré à cet espace comme s’il s’agissait de l’espace diégétique. On peut l’interpréter comme un ancrage à une zone, ce qui présente une certaine logique, étant donné que si l’on prend le cas de la figure 9, le choc psychologique subi par Alice se déploie en elle, dans son espace mental.

Les impressifs graphiques s’inscrivent dans un système sémiotique complexe. On a vu en effet que coexistent sur la surface de la page au moins deux types d’espaces : l’espace diégétique et l’espace médiatique. L’espace diégétique est une représentation de l’espace tridimensionnel dans lequel est censé se dérouler l’histoire. Dans une page classique de manga, il existe autant de représentations de cet espace diégétique que de cases, puisque chaque case semble ouvrir sur cet espace qui mime la profondeur à l’aide des règles de perspective et, notamment, de l’étagement des plans. L’espace médiatique, quant à lui, est au départ bidimensionnel et correspond aux signes graphiques qui n’appartiennent pas à l’espace diégétique, tels que les cadres des cases ou les bulles de texte. Par ailleurs, dans certains cas particuliers, il existe également un espace de projection mentale qui permet la manifestation des états mentaux des personnages.

Dans ce système complexe, il est possible de déceler des régularités importantes dans le placement des impressifs graphiques. A l’exception du cas particulier des impressifs graphiques situés dans un espace de projection mentale, les impressifs graphiques sont tous ancrés dans l’espace diégétique. L’ancrage est une relation à la fois logique et spatiale entre un signe graphique, ici un impressif graphique, et un point ou une zone de l’espace tridimensionnel diégétique représenté par les dessins iconiques. Concrètement, l’impressif graphique est visuellement associé à un élément de l’espace diégétique, mais il n’y appartient pas pleinement lui-même. La relation d’ancrage forme donc une interface entre l’espace diégétique et l’espace médiatique (c’est-à-dire l’espace auquel se rattachent les signes qui affichent leur bidimensionnalité tels que les textes ou les cadres des cases). Cette relation d’ancrage peut se faire à un point fixe, à un point mouvant, ou à une zone, ce qui se manifeste généralement par des positionnements différents.

Cependant, bien que ces deux espaces aient été bien délimités dans les premiers mangas, grâce notamment à la convention de non-concurrence entre les signes relevant de l’espace médiatique et les dessins iconiques relevant de l’espace diégétique, cette délimitation n’est plus aussi simple dans les années 1980. En effet, la stabilisation progressive des différents types de signes propres au manga et de leur usage ainsi que la littératie grandissante des lecteurs et des lectrices ont entraîné une tendance à la complexification de l’espace médiatique. D’ostensiblement bidimensionnel, il est passé dans la majorité des mangas à une forme feuilletée ou « multicouche », qui imite dans une certaine mesure l’illusion de profondeur créée par l’étagement des plans dans l’espace diégétique. De plus, certaines « couches » de l’espace médiatique se retrouvent dorénavant fréquemment intercalées entre plusieurs plans de l’espace diégétique. Le placement des impressifs est donc également soumis à des contraintes liées à l’économie de l’espace sur la page et à la concurrence spatiale entre les signes.

 

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