L’ancrage des impressifs graphiques
dans les mangas des années 1980-1990

- Blanche Delaborde
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Fig. 5. Matsumoto T., Tekkon
Kinkurīto
, 1993

Fig. 6. Nakaji Y., Tonari no
daburu
, 1992

Fig. 7. Araki H., Jojo no kimyō na bōken, 1991

Fig. 8. Adachi M., Touch, 1985

De fait, les signes graphiques de l’espace médiatique qui occupent une certaine surface produisent généralement un effet de dissimulation : comme le décrit Groensteen dans Système de la bande dessinée au sujet des bulles de texte, ces signes (qui peuvent être des bulles, mais aussi des impressifs graphiques ou certains symboles graphiques) semblent dissimuler la portion de l’espace diégétique censément placée derrière eux [18]. Il va de soi que contrairement aux cas de la photographie ou du cinéma, qui captent une projection d’un espace préexistant, les dessins des mangas sont créés ad hoc et qu’il n’y a aucune dissimulation réelle. On peut dire en revanche qu’il existe pour les auteurs et les autrices au moment de la création de chaque page une forme de concurrence entre les différents signes.

Dans les premières décennies du manga, jusqu’aux années 1960 environ, la solution privilégiée par les autrices et les auteurs de manga est d’éviter toute concurrence en plaçant les impressifs graphiques dans des zones de l’image sans dessin, ou bien de les placer au premier plan devant le décor, tout en restant à l’intérieur du cadre des cases. Cependant, rapidement, les impressifs graphiques se mettent à déborder des cases, empiétant sur le cadre, la marge et l’espace blanc qui séparent les cases, comme dans la première case de la figure 5, tirée de Tekkon Kinkurīto (Amer Béton), un seinen manga, c’est-à-dire un manga pour jeunes adultes, de Matsumoto Taiyō, publié en 1993. L’impressif graphique ドカッ (« doka’ »), qui correspond à l’impact du coup, dépasse du bord supérieur de la case. On peut noter par ailleurs que l’auteur fait varier dans cette planche la disposition des impressifs graphiques par rapport au cadre des cases : si le premier déborde de la case, le deuxième et le troisième impressifs sont au contraire coupés par le bord. Le troisième semble même placé à l’arrière-plan du personnage et traité comme équivalent aux lignes de focalisation dont il suit l’angle [19]. Ce choix de placements différents ne semble pas impliquer une distinction d’ordre sémantique entre les divers impressifs mais plutôt relever d’une motivation esthétique et dramatique.

Durant les années 1970, on assiste à une complexification de l’espace de la page, qui est poussée au maximum avec le développement des mises en page multicouches dans le cadre du shōjo manga. A des degrés divers en fonction des genres, les différents types d’espace sont plus fréquemment et plus radicalement intriqués les uns aux autres sur la page. Cette évolution se traduit notamment par une plus grande mise en concurrence des dessins iconiques avec des signes non iconiques tels que les impressifs graphiques. L’un des symptômes de cette évolution est le fait que certains impressifs graphiques se retrouvent repoussés « plus loin » à l’arrière. Il n’est pas rare, dans les années qui nous intéressent, de voir des impressifs graphiques qui passent ostensiblement derrière les personnages.

Examinons la figure 6, tirée de Tonari no daburu, un shōjo manga de 1992 de Nakaji Yuki. Dans la deuxième case, le personnage du petit garçon est accompagné de l’impressif graphique じーっ (« jī’ »), qui exprime un regard fixe et insistant. La barre d’allongement vocalique (qui est un signe d’écriture japonais constitué d’une simple ligne qui suit l’orientation de l’écriture) passe derrière le dessin du personnage et les bulles de dialogue comme si l’impressif graphique était placé à l’arrière-plan. Cette barre d’allongement vocalique est ainsi traitée ponctuellement comme un élément de l’arrière-plan qui se superpose au décor. Les exemples de ce genre sont nombreux dans les mangas à partir des années 1980. En effet, la simplicité graphique de la barre d’allongement vocalique permet aux lecteurs et aux lectrices de reconstituer aisément la partie « cachée » de l’impressif.

Les exemples que l’on vient de voir ont trait à l’élargissement du procédé d’étagement des plans à des signes n’appartenant normalement pas en tant que tels à l’espace diégétique, à savoir les impressifs graphiques. Pour récapituler, ceux-ci ont vu au fil du temps un élargissement des possibilités de placement : d’abord limités à des zones vides de dessin, ils ont progressé vers un avant-plan virtuel mordant sur les décors, voire sur les personnages, puis vers des plans intercalés dans la profondeur de l’espace diégétique. Ces évolutions ne se sont pas faites de manière uniforme et on constate qu’il existe souvent une plus grande liberté dans les mangas destinés à un public jeune, tandis que les mangas visant un public adulte tendent à faire preuve d’un certain conservatisme sur ce plan. Toutefois, les importantes variations existant à l’intérieur d’une même catégorie ne permettent pas d’en tirer des conclusions générales.

Par ailleurs, on trouve également des exemples d’impressifs graphiques qui paraissent directement soumis à la perspective. Par exemple, dans la figure 7, tirée du shōnen manga JoJo no kimyō na bōken (JoJo’s Bizarre Adventure), publié par Araki Hirohiko en 1991, la scène montre les héros qui pénètrent dans le manoir d’un ennemi et se retrouvent devant un long couloir rectiligne accompagné de l’impressif graphique フオオオオオオオ (« fuō ») qui exprime l’air qui s’y engouffre (première case). La disposition en spirale de l’impressif graphique et l’amenuisement progressif de la taille des caractères créent une illusion de profondeur.

Pour autant, ces impressifs graphiques, même soumis à la perspective, ne sont pas confondus par les lecteurs avec des dessins iconiques. Il semble que leur soumission aux lois de la perspective relève d’un traitement métonymique qui est compris comme tel par les lecteurs, c’est-à-dire que les signes d’écriture sont traités graphiquement comme s’ils étaient une manifestation physique du phénomène exprimé par l’impressif. Cette soumission à la perspective accorde ainsi aux impressifs graphiques une matérialité propre à la représentation d’un espace tridimensionnel.

Le traitement métonymique des impressifs graphiques peut se manifester autrement que par leur soumission à la perspective. On peut en voir un exemple dans la figure 8, tirée du shōnen manga Touch d’Adachi Mitsuru (1985). En bas de la page de gauche, le boxeur à l’entraînement assène au sac de frappe un coup dont la puissance est suggérée par un travail sur le dessin du poing, qui apparaît comme rendu flou par la vitesse, et par un arrière-plan constitué de lignes de vitesse horizontales. Dans ce contexte, la déformation extrême des caractères de l’impressif graphique ドン (« don »), qui exprime le choc du poing contre le sac, semble indiquer que les vibrations de l’air provoquées par le mouvement du poing touchent l’impressif graphique lui-même. Celui-ci est donc présenté lui aussi comme soumis aux lois physiques qui régissent l’univers diégétique, ce qui constitue une autre manière d’inscrire l’impressif graphique dans l’espace diégétique. Un exemple équivalent se trouve d’ailleurs dans la figure 5, où les caractères du premier impressif graphique présentent des brisures qui suggèrent l’effet du coup porté par le personnage.

 

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[18] Voir Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999, p. 83.
[19] Les mangas font un grand usage des lignes de mouvement et des lignes de focalisation, qui remplacent souvent l’arrière-plan des personnages et permettent de dramatiser et de dynamiser des scènes. Les lignes de mouvement (voir en bas de la figure 8) sont en général parallèles aux mouvements représentés, tandis que les lignes de focalisation (voir figures 1, 5 et 7) encadrent de façon rayonnante le personnage ou l’objet mis en valeur.