L’ancrage des impressifs graphiques
dans les mangas des années 1980-1990

- Blanche Delaborde
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Résumé

Les impressifs graphiques (ou onomatopées) sont très nombreux dans les mangas depuis les années 1960. Chaque impressif graphique est ancré visuellement et logiquement dans l’espace diégétique. Cet ancrage se traduit visuellement par la position et l’orientation de l’impressif. L’évolution des conventions des mangas s’est accompagnée d’une complexification progressive de l’espace de la page : si le principe de l’ancrage se retrouve dès les premiers emplois d’impressifs graphiques dans les mangas, la manière dont ils sont réalisés a évolué en même temps que le rapport entre l’espace diégétique et l’espace médiatique (c’est-à-dire l’espace des signes non iconiques comme les textes) a gagné en complexité. Alors que les premiers mangas cherchaient à éviter le plus possible toute ambiguïté en séparant visuellement les impressifs graphiques des dessins, les mangas plus récents n’hésitent pas à brouiller les frontières et à intégrer partiellement les impressifs graphiques à l’espace diégétique. Cela se traduit notamment par une intégration ambivalente des impressifs graphiques à l’espace diégétique, à travers l’usage des lois de la perspective et l’étagement des plans.

Mots-clés : manga, espace, écriture, onomatopée, impressif japonais

 

Abstract

Mimetics (often also called onomatopoeia or sound effects) have been a big part of manga expression since the 1960s. Each written mimetic word is visually and logically anchored in the diegetic space. This anchoring is visually reflected in the position and orientation of the mimetic word. The evolution of manga conventions has been accompanied by a progressive complexification of the space of the page: anchoring has been present in manga from the first uses of mimetics in manga, but the way in which mimetics are anchored has evolved at the same time as the relationship between the diegetic space and the media space (that is to say the space of non-iconic signs such as texts) has gained in complexity. While early manga sought to avoid ambiguity as much as possible by visually separating mimetics from the drawings, more recent manga do not hesitate to blur the boundaries and partially integrate the mimetic words into the diegetic space. This can be seen in particular in instances of ambivalent integration of mimetics into the diegetic space, through the use of perspective effects and the layering of planes.

Keywords: manga, space, writing, onomatopoeia, Japanese mimetics

 


 

A la fin du XXe siècle, la majorité des mangas fait un usage massif et varié des onomatopées, qui seront désignées dans cet article par les termes « impressifs graphiques » ou, plus simplement, « impressifs ». En effet, la catégorie lexicale des impressifs japonais n’est pas exactement équivalente à celle des onomatopées françaises, puisqu’elle la déborde en quelque sorte. Les impressifs « imitent » phonétiquement des phénomènes qui peuvent être sonores (ce qui correspond à la majorité de nos onomatopées), mais aussi non sonores. Dans ce cas, ils peuvent renvoyer à d’autres types de sensations physiques, qu’elles soient visuelles, gustatives, tactiles ou motrices, ou encore à des émotions. Certains sont extrêmement spécifiques, tandis que d’autres présentent un sens assez vague pouvant s’appliquer à un large éventail de situations. Pour donner quelques exemples d’impressifs japonais courants, citons « kira kira », qui décrit un scintillement, « funwari », qui exprime une sensation de moelleux, « kyun », qui correspond à la sensation du cœur se serrant d’un coup en raison de sentiments amoureux, « mera mera », qui décrit la façon dont de grandes flammes s’élèvent, ou encore le célèbre « shīn », qui exprime un silence profond ou pesant. Il en existe des milliers dans la langue japonaise, dont plusieurs centaines sont d’usage courant. En outre, les auteurs et les autrices de mangas font preuve d’une grande inventivité et n’hésitent pas à créer des néologismes ou des variantes d’impressifs existants, ce qui contribue à leur richesse linguistique. L’expression « impressifs graphiques » correspond spécifiquement à la réalisation graphique des impressifs présents dans les mangas et renvoyant à des phénomènes sensoriels ou psychologiques qui se passent dans l’histoire. Les impressifs graphiques sont en général écrits directement dans les images, bien qu’il arrive parfois que certains soient placés dans des bulles.

L’usage des impressifs graphiques est particulièrement marqué dans les mangas destinés à un public jeune, comme les shōnen manga, qui visent en priorité un lectorat de jeunes garçons, et les shōjo manga, qui s’adressent avant tout aux adolescentes, mais on en trouve également un grand nombre dans une large partie des mangas humoristiques, quel que soit l’âge du lectorat visé, ou encore dans les mangas pornographiques, par exemple [1]. L’emploi des impressifs graphiques présente un certain nombre de spécificités en fonction du genre, de l’époque, de l’auteur ou de l’autrice et même de l’œuvre. Cet article, qui s’appuie sur le travail effectué pour ma thèse « Poétique des impressifs graphiques dans les mangas 1986-1996 », dont il reprend certains passages, examinera la manière dont les impressifs graphiques s’inscrivent dans l’espace des mangas, à partir de l’étude d’un corpus constitué d’œuvres appartenant à des genres divers et publiées dans les années 1980 et 1990 [2], c’est-à-dire à une époque où l’usage des impressifs graphiques présente l’essentiel des caractéristiques qu’on peut lui trouver encore aujourd’hui, après la période de développement et d’expérimentations des années 1950 à 1970. Peut-on déceler des régularités ou des conventions quant au placement de ces impressifs graphiques ? Quelles sont les contraintes auxquelles est soumis ce placement ?

 

Différents types d’espace

 

Avant de se pencher spécifiquement sur le cas des impressifs graphiques, il est utile de se demander ce que l’on entend par « espace » lorsqu’on parle de mangas ou de bandes dessinées en général. Plusieurs chercheurs ont exploré cette question, sous divers angles. Pour ma part, je propose une typologie inspirée des réflexions de Pascal Lefèvre dans « The Construction of Space in Comics » [3], de Kai Mikkonen dans The Narratology of Comic Art [4], de Thierry Groensteen dans Système de la bande dessinée [5], et de Neil Cohn dans « Beyond word balloons and thought bubbles: The integration of text and image » [6], pour les études portant principalement sur des bandes dessinées européennes et américaines, et sur les analyses de Natsume Fusanosuke dans Manga no Yomikata [7] et de Nagatani Kunio dans Manga no kōzōgaku ! [8] pour ce qui est des études spécifiques aux mangas.

Je propose ainsi un modèle qui distingue différents types d’espaces sur la page de manga, dont deux sont systématiquement présents. Le premier est celui de l’espace diégétique, en général fictif, qui est représenté par les dessins. Dans le pacte de lecture, cet espace dans lequel se déroule l’histoire est supposé tridimensionnel et cohérent. Une partie de la page est ainsi occupée par ce qui se présente comme la projection bidimensionnelle d’un monde en trois dimensions. L’autre principal type d’espace est ce qui sera désigné ici par l’expression « espace médiatique », c’est-à-dire la surface occupée par des signes non iconiques, qui ne renvoient pas à l’espace diégétique. C’est le cas des bulles, des cadres des cases, de l’espace inter-iconique (la « gouttière »), ainsi que des signes d’écriture, et donc de tous les textes qui n’appartiennent pas à l’espace diégétique (ce qui exclut donc, par exemple, les affiches ou les textes des écrans qui apparaissent dans l’histoire). Cet espace, qui ne fait pas partie de l’espace de l’histoire, se présente généralement comme bidimensionnel.

 

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[1] Le classement des mangas en fonction de l’âge et du genre du lectorat visé par le magazine dans lequel ils sont prépubliés n’est pas entièrement satisfaisant, pour deux raisons principales. Tout d’abord, le lectorat officiellement visé ne recoupe qu’en partie le lectorat réel, notamment pour les catégories les plus populaires comme les shōnen manga (voir John E. Ingulsrud et Kate Allen, Reading Japan Cool: Patterns of Manga Literacy and Discourse, Lanham, Lexington Books, 2009, pp. 7-18). D’autre part, il existe au sein même de ces catégories des variations importante de genre, compris comme l’utilisation de conventions narratives, thématiques et esthétiques communes. Cependant, dans les années 1980-1990, ces catégories étaient communément utilisées et présentaient chacune certaines tendances narratives propres, ce qui leur confère une valeur indicative.
[2] Le corpus a été constitué par la consultation extensive de centaines de mangas publiés en volumes dans la deuxième moitié du XXe siècle, sans restriction de genre, dans un premier temps. Le travail d’analyse dans la thèse s’est ensuite attaché aux trois mangas suivants : le manga pour adolescents Jojo no kimyō na bōken (publié de 1987 à aujourd’hui), par Araki Hirohiko, le manga humoristique Bonobono (publié de 1986 à aujourd'hui), par Igarashi Mikio, et le manga pour jeunes filles Boku no chikyū wo mamotte (publié entre 1986 et 1994), par Hiwatari Saki. Ces trois mangas ont été choisi parce que chacun utilise les impressifs graphiques en exploitant des aspects différents de leurs caractéristiques graphiques et linguistiques (Blanche Delaborde, « Poétique des impressifs graphiques dans les mangas 1986-1996 », thèse de doctorat, Inalco, soutenue en 2019, en ligne. Les annexes sont disponibles ici).
[3] Pascal Lefèvre, « The Construction of Space in Comics », dans Jeet Heer et Kent Worcester (dir.), A Comics Studies Reader, Jackson, University Press of Mississippi, 2009, pp. 157-162.
[4] Kai Mikkonen, The Narratology of Comic Art, Londres, Routledge, 2017, en particulier le chapitre « Focalisation in comics », pp. 150-173.
[5] Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999.
[6] Neil Cohn, « Beyond word balloons and thought bubbles: The integration of text and image », Semiotica, 2013, n° 197, pp. 35-63.
[7] Natsume Fusanosuke (dir.), Manga no yomikata (Comment lire les mangas), Tokyo, Takarajimasha, 1995, pp. 180-195. Remarque : dans cet article, les noms japonais suivent l’usage local et sont donnés dans l’ordre Nom de famille – Prénom.
[8] Nagatani Kunio, Manga no kōzōgaku ! (Une étude de la structure des mangas : Carnet d'analyse des mangas et des ponchi-e), Tokyo, Indekkusu shuppan, 2000, pp. 94-109.