Par conséquent, au fil des éditions successives  du Paysan de Paris, l’insertion d’images dans le texte de L’Œuvre  poétique paraît bien relever d’un geste de renouvellement de la dispositio rhétorique, où le droit fil du texte est travaillé par cet agencement de  documents iconographiques variés qui viennent interrompre le fil discursif, qui  suscitent concrètement des retours en arrière ou des anticipations dans la  lecture, et ouvrent la possibilité que « l’image ajoute à la chose  écrite » proposant ainsi « de lui de donner un visage différent » [39], pour reprendre un propos d’Elsa Triolet  dans Ecoutez-voir en 1968.
 Ainsi la composition d’un « texte imagé »,  au sens où Elsa Triolet emploie cette formule, détermine des enjeux sémiotiques  divers. De prime abord, le travail d’imagination, c’est-à-dire de mise  en images, va de pair avec la construction d’un ethos. Comme le souligne  également Josette Pintueles [40], le projet initial de L’Œuvre poétique se présentait comme une archéologie des « circonstances » [41] d’écriture de son œuvre. Or, la difficulté de  remonter dans le temps engage la question de la fiabilité accordée à la  mémoire. Comme on peut le lire dans le Mentir-vrai :
  
 Pauvre gosse dans le miroir. Tu ne me ressembles  plus, pourtant tu me ressembles. C’est moi qui parle. Tu n’as plus ta voix  d’enfant. Tu n’es plus qu’un souvenir d’homme, plus tard. (…) Cinquante-cinq  ans plus tard. Ca déforme [42] les mots.  Et quand je crois me regarder, je m’imagine. C’est plus fort que moi,  je m’ordonne. Je rapproche des faits qui furent, mais séparés. Je crois me  souvenir, je m’invente. (…) Ces bouts de mémoire, ça ne fait pas une  photographie, mal cousus ensemble, mais un carnaval [43].
  
 Ainsi, le travail du poète est donc bien un  travail de recomposition à partir des données du réel « mais seulement à partir » [44] pour utiliser une  formule aragonienne, présente dans le paratexte ajouté en 1966 à Aurélien, pour son édition dans les Œuvres romanesques croisées. L’insertion  d’images qui prétend éclairer les circonstances de création de l’œuvre, ne  constitue donc pas une représentation fidèle et exacte d’une personne ou d’une  situation, mais plutôt une forme de « marqueterie mal jointe », comme  le dirait Montaigne, un « carnaval » selon le mot aragonien qui  métaphorise bien le geste de création qui mêle les formes d’art, c’est-à-dire  un assemblage d’éléments hétérogènes, déformés et ré-agencés par la mémoire. Le  vide laissé par le défaut de mémoire laisse dès lors place à une exploration de  formes nouvelles, une inventio [45] qui  procède d’une activité de mise en image de soi et de création d’un ethos,  d’une mise en scène de soi. Quête des origines ou rêve d’une remontée  impossible du temps, le travail poétique apparaît comme une tentative de mise  au jour de « cet envers du temps » [46] et s’accompagne donc bien d’un processus  de création singulier, d’un art du « mentir-vrai » qui fait obstacle  à la superposition du texte au biographique dont il s’est nourri, puisqu’in  fine, il n’y a pas d’autre vérité que celle que l’art invente. L’emploi de  l’image dans l’édition du Paysan de Paris pour L’Œuvre poétique paraît d’autre part influencé par  la notion de médium : « Ce qui sert de support, d'intermédiaire à  quelque chose » [47]. Dans son ouvrage Médiarchie [48], Yves Citton rapporte à ce sujet les propos de  Jussi Parikka :
  
 Les médias consistent en une action de plier le temps, l’espace et les agentivités ; ils ne sont pas la  substance et la forme à travers lesquelles des actions prennent place, mais un environnement  de relations dans lequel le temps, l’espace et les capacités d’actions  émergent.
  
 Ainsi, le recours à l’image remplit une fonction  mémorielle et contribue à rendre sensible la durée, le temps écoulé. La méthode  singulière, qui associe lettre et image de manière à ce que « l’œil puisse  [les] englober dans une lecture simultanée » [49], en rassemblant des éléments hétérogènes  afin d’en proposer une lecture globale, renvoie effectivement au mode d’action  de l’image qui donne accès au temps et gomme les intervalles qui séparent les  moments saisis. Le principe est celui d’un feuilleté de superpositions  temporelles, comme le dirait Bergson [50]. Tel est également le cas lorsque l’image opère  par jeux de série et donne à lire ensemble un élément saisi sous différents  angles, comme en témoigne la série des portraits. En outre, l’émergence de  « capacités d’action » semble faire écho au projet singulier d’Aragon,  lorsqu’il conçoit une œuvre susceptible de propager ses effets bien au-delà de  sa période de production.
 Ainsi, l’auteur qui a donné une traduction de l’« Exegi  monumentum » de Pouchkine [51], paraît s’inscrire dans une filiation poétique  qui remonte à Horace et valoriser ainsi  l’entrée  dans l’immortalité de son Œuvre poétique, à défaut de celle de l’homme.  Tendue vers le passé, l’œuvre ouvre une perspective vers l’avenir. Pourtant, au  moment de la parution de L’Œuvre poétique, la conception de l’œuvre  d’art comme « monument » a pu paraître dépassée. En outre, la  propension de l’auteur au « mentir-vrai » ou à l’esprit de  « contrebande » sèment le doute sur une direction interprétative  définitive. Il est alors permis de se demander si Aragon, en donnant à ses  lecteurs une œuvre ainsi composée, prétend laisser une trace régulière et  figée, ou si, à l’inverse, la forme du monument n’est retenue qu’au titre d’hommage  à une tradition, à laquelle il entend cependant contribuer de manière  singulière, en en redessinant les contours.
 Au vu du travail accompli pour Le Paysan de Paris, L’Œuvre poétique d’Aragon paraît donc revêtir les allures d’un exegi monumentum inscrit dans la filiation du geste horacien mais un  examen plus approfondi paraît démentir la menace de figement du tombeau  poétique – ou de la force sclérosante du mythe – comme elle met au défi  l’ensemble des catégories génériques. Le Paysan de Paris, cet  inclassable, peut se faire le symbole d’une poétique singulière, proprement  aragonienne, associée à un usage original des images qui abat les frontières érigées  entre les formes d’art, afin de démultiplier les perspectives sémiotiques du  texte. Comme on peut le remarquer dans l’« Avant-lire » qui figure en  tête du Tome II des Œuvres romanesques croisées [52] :
  
 J’étais presque assuré d’avoir réinventé le  roman. Je me mis à en écrire un, décidé à la plus folle démesure. C’était tout  d’abord un secret, que des poèmes masquèrent, et ce brusque exercice où  j’entrai un beau jour, comme à la recherche d’un nouveau langage, qui devint le Paysan de Paris.
  
 Aragon évoque également à cet endroit la  « griserie d’innover » [53]. Le vœu d’une forme nouvelle – autre que purement  linguistique – convoitée depuis les premiers états du texte, s’accomplirait  ainsi, au terme des éditions successives, avec la version imagée du Paysan  de Paris. L’auteur utiliserait alors, à rebours du temps, la forme du  monument, inscrite de manière métaphorique au cœur de l’œuvre avec la série des  plans d’architecte, ouvrant la perspective sans fin d’un agencement imaginaire.  La saisie simultanée du texte et de l’image impose en effet un rythme de  lecture dynamique, qui garde le texte mobile et vivant. Aragon détourne et  réinvente donc le modèle traditionnel de l’exegi monumentum au profit de l’élaboration d’une forme en mouvement, qui  veut faire concurrence à l’écoulement du temps et s’ouvre aux parcours du  lecteur. 
 L’édition du Paysan de Paris pour L’Œuvre  poétique relève donc bien de la catégorie du « texte imagé », où  l’image est vecteur du discours au même titre que le texte. Le lecteur, qui  connaît l’importance de la lecture croisée pour l’auteur des Œuvres  romanesques croisées, perçoit de la sorte moins le travail d’un « homme  coupé en deux » qu’une tentative de réconciliation de deux formes  figuratives, par une mise au défi de l’écriture, qui, à la faveur d’un travail  subtil de composition, parvient à laisser place à l’image. In fine,  Aragon a exaucé son vœu d’avoir « un langage à soi » :  « Ecrire ses secrets n’était qu’une idée d’enfant : c’est peut-être  la clé de tout art, qui se propose, au-delà du langage, un langage à soi, la  création de signes, à la manière de Matisse ou de Kandinsky » [54]. Une poétique singulière donc, ou une  redéfinition possible de ce qu’est le livre.
   
     
    
    
      [39] E. Triolet, « Du titre de ce roman », Ecoutez-voir, éd. cit., p. 8.
[40] J. Pintueles, Aragon et son Œuvre  poétique L’« Œuvre » au défi, Op. cit., p. 56.
[41] Aragon, Œuvres romanesques croisées, Op. cit., t. 1, p. 13.
[42] Je souligne.
[43] Aragon, Le Mentir-vrai, Paris, Gallimard,  « Folio », 1980, p. 12.  
[44] Aragon, « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique... », Œuvres  romanesques croisées, Op. cit., t. 19, p. 14.
[45] K. Gosselin, « L’‘Art romanesque’, du Mentir-vrai aux Incipit », Etudes littéraires, vol. 45, n° 1, 2014, pp. 91-102 (en ligne. Consulté le 6 mai 2021).
[46] Aragon, L’Œuvre poétique, Op. cit., t. IV, pp. 14-15.
[47] Ainsi que le définit le Trésor de la langue  française informatisé, 2004, (en  ligne. Consulté le 6 mai 2021).
[48] Y. Citton, Médiarchie, Paris, Seuil,  2017, p. 39.
[49] E. Triolet, Ecoutez-voir, Op. cit., p. 7.
[50] H. Bergson, Matière et mémoire, Paris,  Presses universitaires de France, 2017, p. 47.
[51] Ou « Je m'élevai une stèle  acheiropoïète », titre d’un poème de Pouchkine dont Aragon donne la  traduction dans une note de Littératures  soviétiques, Paris, Denoël, 1955, p. 356 (Voir à ce sujet L. Robel,  « Aragon et Pouchkine : de la genèse du Roman inachevé », Recherches  croisées Aragon – Elsa Triolet, n° 3, 1991, pp. 23-36, en particulier p. 33).
[52] Aragon, Œuvres romanesques croisées, Op.  cit., t. 2, p. 39.
[53] Ibid., p. 37.
[54] Ibid., t. 42, p. 179.