Les images du Paysan de Paris. 
        Pour une  poétique de l’intermédialité
        - Guylaine Locatelli
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Fig. 6. J.-J. Lequeu, Le Couvert 
consolatoire du bosquet des soupirs, 1795 
  

Fig. 7. F.-J. Bellanger, Elévation de l’Isle 
d’amour, 1777 
  

Fig. 8. F.-J. Bellanger, Elévation 
du Pavillon de Venus, 1777 
  

Fig. 9. F.-J. Bellanger, Maison et jardin 
de Bagatelle, 1782 
  
  
Fig. 10. F.-J. Bellanger, Plan général du jardin de 
Bagatelle du grand Pavillon et de ses dépendances, 1782 
  
Fig. 11. Paris – Les Buttes Chaumont 
– Le Pont Fatal,
ou Le Pont des suicides, 
début XXe siècle 
 
  
  
   La première planche tirée de cet ouvrage se  situe à la fin de la section « Préface à une mythologie moderne » [20], et porte le titre original d’un projet imaginé  par le dessinateur Jean-Jacques Lequeu – qui n’a cependant jamais été réalisé –  le « Couvert consolatoire du bosquet des soupirs » (fig. 6).  Le dessin gravé au trait représente, dans un style néo-classique, un buste de  femme surmonté d’un « couvert », mot qui désigne en architecture « un  passage abrité ». Le bosquet des soupirs constitue par ailleurs le lieu de  rencontre traditionnel des amoureux. Ainsi, cette illustration pourrait bien  être annonciatrice de la section suivante, « Le Passage de l’Opéra »,  comme semble en témoigner la légende « Là prennent figure des dieux  inconnus et changeants » qui paraît désigner le lieu de rencontre  éphémère par excellence. L’image se ferait ainsi le frontispice de cette  section. Il importe ici de souligner que cette reproduction ne figure pas dans  la table des illustrations, ce qui pourrait constituer un critère d’exclusion  de la catégorie de l’illustration comme ancilla artis : un simple  élément de décor.
   La planche suivante comporte des  caractéristiques identiques, il s’agit d’une « Elévation de l’Isle d’amour » [21] (fig. 7), présente  dans les premières pages de la section « Le Passage de l’Opéra ».  Elle est légendée d’une citation extraite du texte, qui développe une rêverie  sur l’amour [22] : « l’amour,  voilà le seul sentiment qui ait assez de grandeur pour que nous le prêtions aux  infiniment petits ». Le fil conducteur de la thématique amoureuse se  déroule ainsi d’une illustration à l’autre au sein d’un mouvement qui serait  celui de l’étoilement des références dans les images qui accompagnent le texte.  La reproduction laisse apparaître une série de piédestaux, dont la fonction  architecturale est de valoriser l’élément qu’ils reçoivent. Il s’agit ici de  vases surmontés d’une colonne sur les parties gauche et droite de l’image et d’un  couple enlacé autour d’une colonne : les éléments de mise en scène  marquent le choix du jeu avec une connotation phallique manifeste. Un travail d’écho  s’inscrit ici d’un plan à l’autre, mais également du texte à l’image, puisque  cette dernière accompagne une rêverie sur l’amour.
   L’insertion d’une « Elévation du pavillon  de Vénus » (fig. 8) réalisée par l’architecte Bellanger, semble reprendre et  prolonger l’hypothèse interprétative d’une ode à l’amour originale et suggère  une dimension interpicturale qui laisse entrevoir La  Naissance de  Vénus de Sandro Botticelli. La posture en contrapposto, où la  direction des hanches et des épaules est contraire, est accentuée dans la  représentation de Bellanger. Cependant, la déesse apparaît assise dans la  conque, tandis que celle du maître italien était debout. Il serait donc permis  de lire une sorte de dégradation du symbole amoureux, de la déesse à la fille  publique, renforcée par la légende tirée du développement sur le bordel : « l’expression  maison de tolérance ne peut se prononcer sérieusement », qui donne une résonance  burlesque à l’ensemble. Enfin, la deuxième légende de l’illustration prend la  forme ironique d’un geste appuyé de connivence de  l’auteur à l’architecte : « Et mes hommages à madame Krafft… ».
   La série des planches tirées de l’ouvrage de  Krafft se clôt sur deux vues réalisées également par l’architecte  Bellanger ; elles se rapportent à un projet d’ensemble commun intitulé  « Maison et jardin de Bagatelle ». La première [23] présente  une vue d’un grand pont de bois et s’accompagne de la légende : « …le sentiment de la nature » (fig. 9). Elle  se situe au seuil du chapitre 4 de la section « Le sentiment de la nature  aux Buttes-Chaumont » et prend ainsi valeur de frontispice. La seconde occupe  une double page [24], elle mêle texte et image : le titre [25] et des légendes  explicatives internes sont présents ainsi que des vues du projet : le  pavillon de philosophie, la grande tente chinoise, ainsi qu’un plan d’ensemble  de la propriété (fig. 10). Ces représentations sont marquées par l’hétérogénéité des  styles et des influences architecturales que l’on pourrait qualifier d’anglo‑chinoises,  en réaction au rigorisme des jardins à la française. Le choix opéré par  l’auteur tisse ainsi le fil de la prise de distance avec un modèle consacré,  reconnu de tous, au profit d’un mélange des inspirations et des styles, plus  propre à définir l’homme moderne. De même, la citation qui accompagne la  seconde illustration valorise la propension à la rêverie et un refus de l’ordre  établi : « Tout le bizarre de l’homme et ce qu’il y a en lui de  vagabond, d’égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes :  jardin… ».
   Un commentaire de l’auteur, « et excusez  ce retour en arrière », paraît en outre justifier l’insertion d’une  image plus de cent pages après la citation qui l’accompagne, en même temps  qu’elle souligne cette proposition de retour en arrière et cet effet de  rémanence. On relève ici un nouvel écart avec la tradition qui fait le plus  souvent figurer l’image au regard du texte, dans un souci de continuité  thématique et visuelle. Le travail de composition de l’œuvre devient celui du  tissage singulier des rapports entre le texte et l’image. Pour mentionner un  autre exemple, la présence du propos « une philosophie ne saurait  réussir » face à la représentation d’un pavillon de philosophie nommé « folie »,  – le nom qui désigne en architecture une maison de plaisance construite dans un  laps de temps très court, sorte de caprice de courtisan, ou de mise au défi du  temps par l’argent – procède manifestement d’une  prise de distance, d’une ironie qui déplace les premiers effets de sens.  L’image n’est donc pas seulement illustrative : les légendes qui  l’accompagnent invitent à un mouvement à rebours ou en aval dans l’ordre de la  lecture, elles permettent un jeu de résonances autres : les fragments détachés  du texte se voient ressaisis dans une circulation sémiotique. 
   La variété des documents iconographiques mis à  contribution s’enrichit en outre d’une photographie couleur, sur le modèle de  la carte postale, sous-titrée « Paris – Les Buttes Chaumont – Le Pont  Fatal » (fig. 11), qui désigne de manière euphémisée le Pont des suicides, tel que  le précise la légende et la note 26 du « Hors d’œuvre ». La destination proposée au lecteur n’a donc rien d’un lieu de plaisance, et la vue  en contre-plongée accentue la dramatisation de la représentation. L’image-carte  postale est ainsi détournée de sa fonction initiale, convenue, d’appel au  voyage ; elle met en évidence la difficulté que peuvent rencontrer les  mots à nommer, et attire l’attention sur la nécessité d’un moyen propre à  combler cette béance. L’image participe donc d’un processus complexe de  construction du sens.
   L’édition du Paysan de Paris dans L’Œuvre  poétique permet de mettre en évidence un phénomène de propagation de  l’image dans le texte qui engage une esthétique singulière, dans laquelle le  processus d’anamnèse du surréalisme fait écho à une autre anamnèse, celle de  l’écriture.
    
    
    
    
 
   [20] Aragon, Le Paysan de Paris, Op. cit., t.  III, entre les pages 88 et 89.
[21] Ibid., pp. 112-113.
[22] Ibid., p. 114.
[23] Aragon, Le Paysan de Paris, Op. cit., t.  III, entre les pages 224 et 225.
[24] Ibid., entre les pages 328 et 329.
[25] « Plan  général du jardin de Bagatelle du grand Pavillon et ses dépendances, bâtis et  plantés en 63 jours par Bellanger, Architecte. An 1782 ». Le projet a  vu le jour à la suite d’un pari entre Marie-Antoinette et le comte d’Artois,  propriétaire du domaine. L’autre nom de l’espace ainsi créé est « Folie  d’Artois ».