Les images du Paysan de Paris.
Pour une poétique de l’intermédialité

- Guylaine Locatelli
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Fig. 3. M. Ernst, Au rendez-vous des amis, 1922

Fig. 4. M. Ernst, Fiat modes,
pereat ars
, 1919

Fig. 5. A. Masson, Les Soupiraux, 1924

Le cas particulier de L’Œuvre poétique retient l’attention par le nombre et la variété des images insérées. Si la publication des premiers éléments du texte dans La Revue européenne incluait uniquement les portraits offerts par André Masson, les formes visibles se répartissent ici en plusieurs ensembles : des reproductions de tableaux, réalisés à l’huile, des dessins au crayon, des plans d’architecte, le détail d’une carte de Paris et la reproduction d’une photographie couleur sont présents. Une telle esthétique de la variété semble manifester une volonté d’accorder une place choisie, dans le champ poétique, aux formes du visible. L’examen des différents états du Paysan de Paris met ainsi en évidence un effet d’amplification de l’image, qui vient hanter le texte.

Dans le cas des reproductions de tableaux, on relève la présence de deux occurrences : le premier d’entre eux, Au rendez-vous des amis de Max Ernst (fig. 3) est un portrait de groupe qui réunit quinze artistes de l’époque surréaliste. L’ajout de cette reproduction dans le tome III de L’Œuvre poétique, remplace deux dessins de Pierre Naville, « René », et le « Patron du café » présents dans le texte original du numéro 18 de La Revue européenne, après la carte des tarifs des boissons. Au rendez-vous des amis s’inscrit sur une double page [12], et n’interrompt pas la pagination. Il présente également une légende double, dont l’une est interne à l’œuvre : elle laisse apparaître la liste numérotée des personnages représentés, et s’achève par la date de réalisation de l’œuvre : décembre 1922. L’autre légende prend la forme d’un hommage qui précède la double page illustrée avec la mention « J’aurai passé dans ce monde avec quelques-uns qui sont tout ce que vous avez jamais aperçu de plus pur dans le ciel un soir d’été », et accompagnée d’un rappel de note qui renvoie deux pages en amont : à une note du texte du Paysan de Paris : dans un continuum verbal, où le propos se poursuit en des termes qui présentent une précision entre parenthèses : « (André Breton, par exemple) » ainsi qu’un contre-point « au milieu du mépris, des insultes, sous les crachats », prenant alors la tournure d’une attaque contre les journalistes : « quand je dis journaliste je dis toujours salaud » [13]. Le choix de l’œuvre picturale est signifiant, si l’on se fie à la présence de signes tels qu’une roue, qui semble en mouvement, et évoque l’avènement de temps nouveaux. Aragon lui-même est représenté muni d’une bouée de sauvetage, dans une posture de défi lancé à l’ancien monde, invité à se surveiller afin de ne pas sombrer dans une révolution esthétique qui fait prendre l’eau aux valeurs établies. La composition de l’œuvre laisse apparaître un jeu d’écho avec des formes picturales traditionnelles, telle que la nature morte figurée par le plateau de victuailles dont les éléments sont entamés, déplacés dans la composition. La formule Fiat Modes Pereat Ars qui avait donné son titre au premier album de lithographies de Max Ernst paru en 1919 [14] (fig. 4) – « que l’art périsse » – suggère la voie de l’achèvement d’une tradition, qui pourrait être celle de l’intégration servile de l’image dans le texte, au profit d’une forme neuve de mise en présence du texte et de l’image. Ainsi, eu égard à la place centrale attribuée à la reproduction de cette toile, la représentation d’écrivains, tels que René Crevel, Philippe Soupault, Fédor Dostoïevski, Paul Eluard, Jean Paulhan, Robert Desnos, André Breton et de peintres comme Hans Arp, Giorgio de Chirico ou Raphaël – désigné par un appellatif plus proche de son état civil italien de Raffaello Sanzio – mêle époques et influences diverses, réunies dans le même espace, sous le regard d’Aragon et Max Ernst. Le jeu suggère ainsi un syncrétisme des arts et des époques qui peut faire écho au caractère fondamentalement hétérogène de la composition de L’Œuvre poétique, réunissant poèmes, proses poétiques, mais aussi articles de journaux, ainsi que des reproductions de tableaux et des photographies. De fait, les contours d’une poétique mixte, qui entremêle les formes d’art, semblent se dessiner ici.

L’autre reproduction de tableau qui figure dans l’édition pour L’Œuvre poétique est celle des Soupiraux (fig. 5) d’André Masson, huile sur toile d’inspiration surréaliste, qui apparaît au seuil du Paysan de Paris [15], place qui lui confère une signification toute particulière. La toile livre en son centre un portrait vu de profil. On relève qu’elle est associée à une citation placée en regard de la toile, accompagnée d’un signe typographique : une flèche qui indique la direction du tableau : « Or il est un royaume noir, et que les yeux de l’homme évitent, parce que ce paysage ne les flatte point ». Cette phrase appartient au développement sur l’erreur qui figure dans les premières pages du Paysan de Paris [16], ce qui renforce le caractère énigmatique de l’œuvre. Si l’on considère, depuis Baudelaire, les yeux comme « soupiraux de [l’] âme », il se pourrait donc que l’entrée dans l’œuvre s’effectue sur un double registre : celui, matériel, du seuil dramatisé par la présence du frontispice qui permet une entrée dans le texte à proprement parler, mais également symbolique, puisque Les Soupiraux figurent un moyen d’accès à une intériorité, une singularité dévoilée dans le texte du Paysan. Une autre citation précède immédiatement la reproduction du tableau « Ils soupirent dans les soupentes / Ils soupirent aux soupiraux », tirée du « Poème de cape et d’épée », dans « Destinées de la poésie », issu de la deuxième partie du Mouvement perpétuel [17]. Il s’agit d’une œuvre de rupture et d’avant-garde poétique qui précède Le Paysan de Paris, dans le même volume. Nouveau franchissement donc, sur le plan esthétique cette fois. A l’évidence, le choix du thème du regard, à l’entrée d’une œuvre qui se réclame du lisible et du visible, n’est pas dénué d’intérêt.

L’inscription d’illustrations telles que les reproductions de tableaux ou des dessins – réalisés par des proches du mouvement dada puis du surréalisme – paraît s’inscrire en cohérence avec l’esthétique d’opposition qui caractérise ce moment littéraire et artistique. En revanche, la présence de cinq plans d’architectes répartis dans chacune des quatre parties du Paysan peut surprendre. La note 25 du « Hors d’œuvre » tente d’apporter des éléments de réponse, à l’aide de deux longues pages d’explications destinées à motiver leur présence inattendue dans cette édition du texte. En effet Jean-Charles Krafft, architecte, spécialiste des jardins et « introducteur d’un style nouveau » [18], est l’auteur d’un ouvrage – jadis détenu par l’oncle d’Aragon – qui rassemble les plans de projets architecturaux les plus en vogue en son temps. La note retrace les étapes d’un long processus de recherche pour répondre à une question du traducteur anglais du Paysan, qui a fini par aboutir à l’identification de cet ouvrage : Recueil d’architecture civile, contenant les plans, coupes et élévations des châteaux, maisons de campagne et habitations rurales (…) situés aux environs de Paris et dans les départements voisins, réédité en 1829 à Paris, chez Bance aîné. De fait, dans la section « Le Songe du paysan », Marcel Noll prend en charge un discours qui caractérise le style de Krafft dans sa modernité : « Génial rêveur, (…) c’est sans doute devant ces dominos de frontières [19] que tu inventas ces tortueux dessins. (…) Ils s’ouvraient à l’oubli ainsi qu’au souvenir ». Puis, plus loin, une apposition caractérise l’architecte : « Je te salue, pétrisseur de planète ». L’expression « dominos de frontières » a paru inscrire le mouvement d’ouverture des catégories dans un processus de réaction en chaîne, et ainsi contextualiser le texte et sa période de création. La méthode qui en résulte est celle d’une poétique saisie dans sa matérialité, qui défie les limites établies.

 

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[12] Aragon, Le Paysan de Paris, Op. cit., t. III, entre les pages 168 et 169.
[13] Ibid., t. III, p. 166.
[14] Le peintre avait utilisé cette formule pour un album de huit lithographies qui affichait en gros titre Fiat Modes, suivi du sous-titre : pereas art, en inversant la formule « Que demeure l’art, que périsse la mode » (M. Ernst, Fiat modes, pereat ars, Cologne, Schlömilch Verlag, 1919).
[15] Aragon, Le Paysan de Paris, Op. cit., t. III, entre les pages 80 et 81.
[16] Ibid., p. 85.
[17] Aragon, Le Mouvement perpétuel, Œuvre poétique, Op. cit., t. III, p. 48.
[18] Aragon, Le Paysan de Paris, Op. cit., t. III, p. 388.
[19] L’expression fait sens historiquement, si l’on considère que les « dominos de frontières » renvoient à la division du Saint-Empire germanique en trente-neuf états, ceux de la confédération germanique en 1815. Seulement, comme le précise la note 25 du Hors d’œuvre, Krafft n’est pas allemand, mais strasbourgeois, donc français. La référence engage une autre piste interprétative.