Michel Butor, le poète illustrateur
- Márcia Arbex-Enrico
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 6. M. Butor et Youl, « Presse », 2006

Fig. 7. M. Butor et Youl, « Presse », 2006

Fig. 8. M. Butor et Youl, « Le Papillon
des marins », 2006

Penser la matière et le support

 

Les « livres de dialogue » prennent également la forme de « livres prototypes qui donnent la possibilité de faire des choses qu’un éditeur habituel hésiterait beaucoup à faire, qu’il ne pourrait pas faire » [32]. Cet aspect est particulièrement sensible dans les livres réalisés en collaboration avec Youl, qui contrastent avec celui réalisé avec Barceló, par sa technique artisanale, le nombre très réduit d’exemplaires, la présence du texte autographe et la constance de l’expérience collaborative [33], résultant dans la fabrication d’« œuvrettes » qui vont à l’encontre des grandes productions éditoriales [34].

Le refus des modalités classiques d’interaction entre le mot et l’image – illustration et commentaire, ou légende – devient évident dans ces propos :

 

Metteur en scène de mots, j’accompagne les poètes sans illustrer, de même qu’ils ne commentent pas mon travail. J’explore le corps du livre : papiers, végétaux, recyclés, à base de tissus qu’il m’arrive de fabriquer, typographies et mises en page, reliures, formes, formats au service des textes que l’on me confie ou que je suscite [35].

 

De la collaboration avec Butor surgissent uniquement des livres manuscrits qui se rapprochent des livres-objets dans le sens d’une rupture avec la « géométrie » du codex, avec « l’empire du cadre » [36]. Le travail sur le « corps du livre », la « physique du livre », comme le dit Butor, surprend par la diversité des formats proposés : livre en croix (Carrefour, 2005), triangulaire (Le Triangle des Bermudes, 2006), ondulé (Ondulations, 2005), parmi bien d’autres. Les matériaux sont également inusités dans le monde éditorial : boîte d’œufs dans Ebullition, ficelles et cuir dans Œuf de Pâques (2006), bois pour Entre les nuages (2006). Si d’un côté il y a transgression par rapport à la géométrie, d’un autre côté, cette transgression ne peut s’opérer que par sa référence au codex : la présence d’une couverture, de cahiers, de pliages, de pages numérotées, l’utilisation du papier comme support bidimensionnel.

Avec Presse (2006) (figs. 6 et 7) la rupture avec le format est plus poussée : deux petits morceaux de bois attachés par deux vis forment la couverture du livre, renfermant et faisant pression sur la page qui se déploie, une fois dévissée, en accordéon, à la verticale. Le titre se réfère alors aussi bien à l’univers de l’imprimerie qu’au thème traité dans le poème – les mouvements de la foule, pressée et compressée, dans le métro de Tokyo aux heures de pointe.

Cet exemple incite à penser la dynamique d’occupation des espaces réservés au poète, parfois assez réduits. Butor formule cette question de l’approche du support en termes de geste, de sculpture et d’architecture :

 

Lorsque l’œil se met à fouiller l’objet-livre dans sa profondeur, dans son espace, cet objet-livre va nous apparaître comme une sculpture. (...) Le livre nous apparaîtra comme une sculpture que nous explorons d’une certaine façon et comme une architecture à l’intérieur de laquelle chaque page fera comme une niche. A l’intérieur de chacune de ces niches, nous pouvons avoir une inscription ou une icône (...). Nous allons tourner autour du livre et donc du texte. Notre corps entier entre en danse [37].

 

Cette approche performative de l’espace n’est pas sans rappeler celle décrite par Christin à propos de l’« espace-repère » : « l’élection dans la nature d’un lieu singulier (...), à la fois étape d’un parcours et proposant lui-même par sa surface (...) une unité induisant à son tour d’autres parcours, physiques ou purement visuels à créer ou à s’approprier » [38]. Autrement dit, le rapport du poète à l’objet exigerait d’abord la reconnaissance de cet espace-repère et une appropriation de la surface, qui va déterminer un « parcours d’intelligence visuelle autant fondé sur l’imaginaire que sur l’observation » [39], du poète d’abord, qui y trace son inscription, et du lecteur ensuite, qui viendrait la déchiffrer, reproduisant en quelque sorte l’expérience des origines de l’écriture.

Dans Le Papillon des marins (2006) (fig. 8), les quatrains occuperont, chacun, une des deux pages analogues aux « ailes » de ce papillon désigné dès le titre. Le quatrain donne au poète une mesure, les strophes pouvant rentrer dans chacun des espaces :

 

La chenille rampe et sinue
Sur les quais les ponts les cabines
Elle se love en chrysalide
Ne bougeant plus pendant des mois

Puis au plus fort de la manœuvre
Des mains viennent la dégager
Voici qu’elle déplie ses ailes
Pour assurer voiles et vies.

 

La métaphore marine qui s’y associe est générée par le cordage formant le nœud attachant les ailes-pages. Le poète rapproche alors les ailes des voiles, de même que l’envol de l’insecte au départ du bateau. Ce livre de dialogue montre que de la même façon qu’un texte peut être généré par une image, comme dans Une nuit sur le Mont Chauve, les matières et la forme peuvent également donner lieu à des « contaminations » et générer un développement poétique.

 

>suite
retour<
sommaire

[32] M. Butor cité par L. Giraudo, Michel Butor, dialogue avec les arts, Le Pont des arts, 2006, p. 7.
[33] Youl cite plus d’une centaine de travaux réalisés avec M. Butor, dont certains peuvent être visualisés sur son site Youl. Livres d’artiste (consulté le 10 août 2020).
[34] La collaboration entre M. Butor et Youl a fait l’objet d’un article publié en langue portugaise : M. Arbex, « Butor-Youl : obras vaga-lumes », dans M. Arbex et R.-M. Allemand (dir.), Universo Butor, Belo Horizonte, C/Arte, 2012. Depuis, de nouvelles recherches ont été réalisées, grâce à la consultation des archives de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, où j’ai pu avoir accès à plusieurs exemplaires de ce travail, certains d’entre eux cités dans le présent article.
[35] Voir le site Youl. Livres d’artiste (consulté le 10 août 2020).
[36] M. Melot, Livro, São Paulo, Ateliê Editorial, 2012, pp. 85-86.
[37] M. Butor cité par M. Minssieux-Chamonard, Michel Butor, Culturesfrance, 2006, p. 59.
[38] L’expression « espace-repère » est de D. Vialou, cité par A.-M. Christin, « Pour une typologie iconique de l’écriture : l’imaginaire lettré », article paru initialement dans la revue Inmunkwahak. The Journal of the Humanities, n° 99, Institut des Humanités de l’Université Yonsei, Séoul, décembre 2013, p. 14 (consulté le 10 août 2020).
[39] Ibid., p. 13.