Michel Butor, le poète illustrateur
- Márcia Arbex-Enrico
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Fig. 2. M. Butor et M. Barceló, « Endiablé », 2012

Fig. 3. M. Butor et M. Barceló, « Endiablé », 2012

Fig. 4. M. Butor et M. Barceló, « Ichtyophage », 2012

Fig. 5. M. Butor et M. Barceló, « Mythologique », 2012

Le titre Une nuit sur le Mont Chauve, choisi par Butor, se réfère au poème symphonique écrit en 1867 par Modeste Moussorgski, lui-même inspiré par une nouvelle de Nicolas Gogol (« La nuit de la Saint-Jean », 1830), qui met en scène le thème de longue tradition du sabbat des sorcières, références auxquelles il faut ajouter la Walpurgis Nacht du Faust de Goethe, surtout en ce qui concerne la composition des quatrains. Du point de vue de la production, il s’agirait donc d’une triple transposition : de la nouvelle de Gogol au poème symphonique, de celui-ci aux dessins de l’artiste et de ces dessins aux poèmes de Butor, qui se présentent comme autant de variations sur des motifs picturaux autour du thème de la danse de la mort.

Le carnet de croquis de Barceló qui a servi de point de départ pour la composition des vers contient des dessins réalisés à l’eau de Javel diluée qui évoquent « en trois coups de pinceau » [27] des squelettes humains désarticulés, comme s’il s’agissait d’un peuple souterrain soudain réveillé pour participer à ce « colloque de revenants » (titre du quatrain numéro 5), ainsi que d’autres formes venues du règne soit animal, soit végétal –  animaux préhistoriques, poissons, oiseaux, plantes, arbres ou même légumes ; en somme, toute « une population très variée qui se met à s’agiter à l’intérieur des pages » [28].

Contrairement à l’édition d’art à tirage limité, où poèmes et dessins sont vus simultanément sur les rouleaux, dans l’édition courante du livre, la mise en page a privilégié l’alternance de l’écriture et de l’image ; autrement dit, elles restent à l’écart l’une de l’autre, et ne sont jamais vues en même temps, ce qui accentue leurs différences. Des doubles pages avec un quatrain chacune, sont suivies de doubles pages avec des dessins, dans un rapport de voisinage « différé », en tension : soit le poème anticipe le dessin, soit il reprend des éléments visuels qui le précèdent. L’intervalle temporel créé par le geste de tourner la page devient alors primordial et créateur de sens.

Le format allongé, qui rappelle le format du rouleau, contribue à la vision panoramique et ample de la double page. Les poèmes de Butor sont disposés bien au milieu de la page, le quatrain forme une sorte de tableau – faisant, donc, image –, entouré par les larges marges de papier noir qui lui servent de cadre. Cette disposition spatiale, ainsi que la couleur choisie pour l’impression typographique, produisent des « contaminations transgressives » qui assurent l’iconicité de l’écriture et les jeux de miroir qui se créent avec les dessins.

Le poème, quand il est donné à lire-voir avant l’apparition de l’image, assume une fonction prédictive, comme le quatrain qui ouvre le livre, intitulé « Endiablé » (figs. 2 et 3) :

 

Castagnettes et tambourins
Les humérus et clavicules
Encouragent les entrechats
Des désenterrés de l’année [29].

 

La mention des instruments de musique dès le premier vers conduit immédiatement le lecteur vers un contexte musical, où il peut s’imaginer que les squelettes, désignés par les humérus et clavicules sortis de la terre, se sont mis à danser, bien que d’une façon détournée et classique. Cette danse « endiablée » gagne ainsi sa forme imagée dans la double page suivante, suivant les traits sinueux, les déhanchements des figures, les jambes et les bras qui se mettent comme en mouvement. L’ordre s’inverse dans le cas d’« Ichtyophage », où l’image précède le poème (fig. 4) :

 

Mangeurs de poissons dégustant
Les arêtes des grands requins
Agitant leurs queues transparentes
Entre les récifs périlleux [30].

 

Si dans un premier moment les dessins font penser à des formes humaines, après un regard plus attentif, et informés par le texte, nous y découvrons des poissons et des requins luttant pour leur survie. C’est bien le poème qui déclenche la lecture de l’image et l’éclaire.

Un troisième exemple, « Mythologique » (fig. 5), pose des rapports plus complexes entre le poème et le dessin, dans la mesure où l’image se déprend de la figuration, et place le spectateur devant l’informe.

 

La toison d’or en taches d’encre
Touffes de ronces cris de nacre
Flocons de neige d’étincelles
Semence épandue par le vent [31].

 

La juxtaposition d’images verbales (qui rappellent les images surréalistes) incite à voir les tracés et les taches comme des images tout autant visuelles que poétiques, et qui en suscitent d’autres – éclairs, racines, amas d’étoiles. Il ne s’agit pas, pour le poète, de faire voir des figures là où il n’y en a pas, ou de les décrire, mais de créer un dialogue poétique, ouvrir l’imagination vers un au-delà du thème de départ, celui de la danse macabre, vers d’autres régions de l’imagination.

Le poète puise dans un répertoire poétique et joyeux de la danse et de la musique, mais aussi dans celui plus grave et sombre du monde souterrain ou sous-marin de la mort, par les métaphores contrastantes de la nuit et du jour, en accord avec les couleurs choisies pour l’impression de l’ouvrage, comme dans « L’éclairagiste ».

C’est pendant la courte durée du geste de feuilletage, dans cet intervalle et dans cette oscillation que quelque chose de l’image survit dans le texte et quelque chose de l’écriture survit dans l’image, dans un va-et-vient anachronique, avec anticipations et retards, qui rend créatrices les « contaminations transgressives ».

 

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[27] M. Butor, « Pour écrire, j’écoute les images des artistes », art. cit.
[28] Ibid.
[29] M. Butor, M. Barceló, Une nuit sur le Mont Chauve, Paris, La Différence, 2012, n. p.
[30] Ibid.
[31] Ibid.