La photographie, face à main de la poésie –
Quand Brassaï illustre « Pigeondre », poème
en prose de Léon-Paul Fargue

- Anne Reverseau
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Fig. 4. G. Hugnet, « Petite rêverie
du grand veneur », 1934

Fig. 5. L. Wolff, « Les révélations psychiques de la
main », 1935

Fig. 6. Man Ray et P. Eluard,
Les Mains libres, 1937

Fig. 7. H. Bellmer, sans titre, 1933-1934

      Les présentatifs, la nominalisation et la progression anaphorique du poème ne sont pourtant pas propres à l’illustration photographique. Ils appartiennent de façon plus générale à la poésie illustrée, telle qu’elle l’a été depuis des siècles, par la peinture, le dessin, la gravure, etc. L’incipit de « Pigeondre » prend en effet une forme nominale, comme une légende, et le poème entier semble vouloir épuiser l’image qui l’accompagne. La fin du poème établit d’ailleurs un parallèle entre les sens et l’écrit et réactive le motif du bouquet de mots, du poème que l’on offre en hommage amoureux : « Mal satisfaite, mais porteuse de tous mes sens, aussi nombreux que tous les mots qui sont nés de la main, ma tendresse, par mille canaux, te féconde et te pigeondre ». La main connaît une grande richesse sémantique dans ce poème de la tendresse : main érotique, main magique, main donnante, main qu’on tend, main qu’on demande, elle est aussi, on le voit dans cette dernière métaphore, une main à plume.

 

      Jeux de mains

 

      « Pigeondre » prend place dans un ensemble de représentations symboliques de la main qui éclaire son rapport au surréalisme. Les allusions aux lignes de la main et aux « monts » lui confèrent une dimension ésotérique. Saturne (la fatalité) et Mercure (la science) s’opposent à « Tout est cœur. Pas de tête, pas de chance », allusion transparente aux cinq lignes de la main. « Pigeondre » passe ainsi du désir de savoir de la chiromancie au refus de savoir. En ce sens, le poème de Fargue fait écho à un texte de Georges Hugnet publié dans le numéro précédent de Minotaure. Petite rêverie du grand veneur [27] était illustré de photos de mains extraites d’une série de Louis Igout (1837-1880) prises pour Calavas studio, réutilisation typiquement surréaliste d’images trouvées (fig. 4) [28]. Le poème, proche du récit de rêve, est une hallucination : on pénètre dans un monde de mains – le château d’une chiromancienne – à travers un couloir plein de mains soutenues par des « socles en peluche » :

 

Un peu partout dormaient des mains. Mains longues, (…) mains aux ongles bleus de nuit, mains de jour, mains foudroyées par leurs lignes, mains d’agate, mains modèles, mains battues et mains à fouet, mains abandonnées comme une algue jetée sur le sable (…) mains comme des corps de femmes couchées, aux hanches saillantes, mains hantées semblables aux mains de diable des mers chaudes, mains sur la bouche, mains, mains.

 

      Cette saturation de mains – « de la main de mer à la main de poulie » – se termine par l’apparition de « la Main qui en met sa main au feu, la Main maléfique, la merveilleuse ». Le développement de Fargue sur les lignes de la main exprime un refus de l’ésotérisme et constitue ainsi une réponse indirecte à Georges Hugnet. Il est beaucoup question de mains dans Minotaure puisque dans le même numéro que « Pigeondre », on trouve un article pseudo scientifique du docteur Lotte Wolff, introduction à la chirognomie. « Les révélations psychiques de la main » [29] analysent les grands types de mains en prenant pour exemple celles de Gide, Ravel, Derain, Breton, Huxley, Saint-Exupéry, Eluard ou encore Duchamp (fig. 5). 
      La symbolique de la main dans « Pigeondre » semble rattacher Fargue à une tradition surréaliste, que l’on pense aux photos expérimentales ou aux photos de mode de Man Ray, où la main est érotique, ou encore au trouble que suscite chez Breton un gant vide dans Nadja [30], ou chez Eluard les mains gantées de Facile [31]. Elle est aussi proche de l’entente harmonieuse que symbolisent les deux mains en cercle de la couverture de l’ouvrage de Man Ray et d’Eluard, Les mains libres [32] (fig. 6). D’autres images mettent en avant la dimension ésotérique de la main [33]. Incarnation inquiétante, la main est aussi le symbole de la force créatrice, comme on le voit dans la photographie des mains de Jean Cocteau que réalise Berenice Abbott en 1927 [34] ou dans celle du moulage de la main droite de Picasso par Brassaï en 1937.
      Pourtant, dans l’exposition new-yorkaise Speaking with hands en 2004, ces images étaient données comme exemples de l’esthétique surréaliste du « uncanny », c’est-à-dire du bizarre et de l’inquiétant, notamment de la dislocation du corps. Dans le catalogue, la photographie de Brassaï qui illustre « Pigeondre » se situe sur la même page qu’une série de mains tordues de Bellmer (fig. 7) [35], de la même façon que, dans Minotaure, le poème de Fargue se situe à quelques pages de la fameuse double page sur la poupée de Bellmer [36]. Si cette symbolique de la main disloquée fonctionne pour certains gros plans qui favorisent la défamiliarisation surréaliste [37], elle semble bien éloignée de l’esthétique de Fargue et de Brassaï. On comprend alors pourquoi, dans Conversations avec Picasso, « Pigeondre » est l’occasion de remettre les pendules à l’heure et de critiquer l’assimilation trop rapide d’une époque et du surréalisme. L’hétérogénéité de Minotaure semble ainsi exemplaire : « malgré les tiraillements, les rivalités, les désaccords, l’antagonisme des tendances, Minotaure s’est révélé par sa nouveauté, la variété, la richesse de ses matières comme la revue la plus vivante et la plus représentative des courants de l’époque » [38].

 

      « Pigeondre » et la question du poème en prose

 

      La spécificité de « Pigeondre » se situe donc en dehors d’une symbolique surréaliste [39]. Une autre occurrence du terme « pigeondre » intervient dans un contexte non plus amoureux mais méta-poétique. Il convient en effet de prendre au sérieux une anecdote que relate André Beucler dans l’introduction d’un de ses recueils de souvenirs [40]. Lors d’un déjeuner à l’automne 1925, il assiste à une sorte de match de vocabulaire entre Valéry et Fargue sur les noms de minéraux, qui les conduit à parler de poétique. Le premier défend la rime contre le poème en prose, forme chère à Fargue depuis ses Poëmes. Celui-ci propose alors de rebaptiser le poème en prose « proses de poète » et poursuit ses suggestions lexicales :

 

je verrais peut-être coulée, quipos, agraffite, pigeondre, encadanses… ou alors ce mot que vous venez de faire monter en grade : « variété », qu’on peut employer au singulier, comme vous (…) De toute façon, il faudra bien trouver un mot qui signifiera tantôt prose de poète, tantôt poèmes en vers libres. Et quand ce mot sera trouvé, adopté, il faudra s’y tenir une fois pour toutes.

 

« Quipo » désigne un « ensemble de cordelettes de couleurs variées [utilisées] par les Incas pour calculer ou pour se rappeler des faits importants » [41], « agraffite » semble désigner une pièce archéologique servant à la reliure [42] et « encadanse » existe aux XVIIe et XVIIIe siècles avec un sens d’« ensemble ». « Pigeondre » apparaît donc au milieu de métaphores du poème en prose dont le point commun est la notion d’agencement et de fusion. Ne pourrait-on pas alors voir « Pigeondre » comme un morceau de bravoure du poème en prose ?
      Ce type de lecture inciterait alors – à titre d’hypothèse – à faire du poème en prose illustré par la photographie une transformation (altération ou modernisation ?) du poème en vers illustré par un art noble (gravure, peinture, dessin). Ce que la prose et la photographie perdraient en noblesse, elles le gagneraient peut-être en efficacité. Si le pigeon n’est pas un oiseau noble, en tant que messager, il sait en effet porter une lettre d’amour à son destinataire…

      La photographie que Fargue commande à Brassaï pour « Pigeondre » est médiatrice du discours amoureux et des talents du « poème en prosateur » qui marche « sur les mains » qu’est Fargue selon le mot de Valéry [43]. « Pigeondre » est donc un néologisme amoureux pour dire la tendresse, mais aussi un néologisme poétique pour désigner le poème en prose et le rapport amoureux de Fargue à la langue.
      Le passage de la présentation d’une image au discours lyrique éclaire un processus typique de l’illustration de la poésie. Le poème n’est pas engendré par la photographie, qui vient après et sait se rendre nécessaire pour immobiliser un geste que le texte cherche à arrêter. L’illustration est ici solution et révélation : les images se déploient dans le texte et « coulent », pour reprendre un terme clé de l’imaginaire liquide et chimique de Fargue, tandis que l’image photographique immobilise la métaphore en l’incarnant.

 

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[27] G. Hugnet, « Petite rêverie du grand veneur », Minotaure, printemps 1934, n° 5, p. 30.
[28] Voir à ce propos M. Poivert, « Les fantômes du surréalisme. A propos de quelques photographies du XIXe siècle égarées dans les revues d’avant-garde », dans L’Image au service de la révolution. Photographie, surréalisme, politique, Cherbourg, Le Point du jour, 2006, pp. 15-29.
[29] Docteur L. Wolff, « Les révélations psychiques de la main », Minotaure, hiver 1935, n° 6, pp. 38-44. L’auteur fait de la main un symbole de la puissance sexuelle et de la fantaisie comme puissance imaginante.
[30] On pense aussi à la main et au visage qui composent le dessin de Nadja souvent utilisé en couverture du récit de Breton.
[31] Man Ray et P. Eluard, Facile, Paris, GLM, 1935.
[32] Man Ray et P. Eluard, Les Mains libres, Paris, Jeanne Bucher,1937.
[33] Voir par exemple Man Ray, Rayograph with Hand and Egg, 1922, et René-Jacques, Hands and Dice, ca. 1928, dans Speaking with hands, op. cit., pp. 97, 104.
[34] Ibid., p. 99.
[35] Ibid., p. 107. Dans le catalogue, le poème de Fargue est commenté en ce sens par K. A. Hoving, avec Man Ray et Bellmer.
[36] H. Bellmer, « Variations sur le montage d’une mineure articulée », Minotaure, hiver 1935, n° 6, pp. 30-31.
[37] K. A. Hoving, Speaking with Hands, op. cit., p. 112 : « Disjointed at the elbow or wrist, floating freely in space, materializing in unusual places and endowed with unexpected traits, the hands in surrealist visual and literary imagery are almost always independant entities. ». (« Coupées au coude ou au poignet, flottant librement dans l’espace, se matérialisant dans des lieux inhabituels et dotées de traits inattendus, les mains dans l’imagerie surréaliste, qu’elle soit visuelle ou littéraire, sont presque toujours des entités indépendantes. », je traduis).
[38] Brassaï, Conversations avec Picasso, op. cit., p. 26. C’est aussi le propos de Paulhan qui consacre une note, « Eclipses, réveil, pigeondre », à la présence de Fargue dans les revues dans la Nouvelle Revue Française du 1er février 1935 (n° 257, pp. 316-317). Il cite « Pigeondre » et apprécie l’éclectisme de Minotaure et sa volonté de « constituer une charte de l’art moderne ».
[39] Au sujet du rapport entre Fargue et le poème en prose, voir M. Murat, « Epaisseurs de Fargue », dans La Langue des dieux modernes, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 83-101, notamment : « On voit bien ce que [Fargue] doit à la tradition descriptive du poème en prose. Comme chez Bertrand et Rimbaud le lecteur assiste à une succession rapide de tableaux sans cadre, sortes d’ekphrasis coupées de leur base référentielle. On entend aussi, sur un plan plus abstrait, la leçon de Mallarmé : allusion, suggestion, évitement du récit. Cette œuvre inaboutie mais éclatante est un jalon important de la “retrempe” du vers et un point de passage, comme à gué, entre romantisme et surréalisme  » (p. 89).
[40] A. Beucler, De Saint-Pétersbourg à Saint-Germain-des-Prés. Souvenirs, Paris, Gallimard, 1980, « Pour servir d’introduction ou Le déjeuner des minéraux », p. 15.
[41] Le Trésor de la langue française informatisé.
[42] Le terme existe en anglais en ce sens. En français, il évoque aussi « Agrafe », la main en argot.
[43] P. Valéry, Mauvaises pensées & autres, Paris, Gallimard / NRF, 1942, p. 35 : « En France, on n’a jamais pris les poètes au sérieux. Il n’y a donc pas en France de poète national. Voltaire a failli l’être. Mais le poète est le personnage le plus vulnérable de la création. En effet, il marche sur les mains ».