La photographie, face à main de la poésie –
Quand Brassaï illustre « Pigeondre », poème
en prose de Léon-Paul Fargue
 *
- Anne Reverseau
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résumé
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Fig. 1. L.-P. Fargue,
« Pigeondre », 1935

Fig. 2. L. de Vilmorin,
« Ce soir », 1935

Fig. 3. Brassaï, Portrait de Léon-
Paul Fargue
, 1933

      Léon-Paul Fargue a de quoi intéresser les tenants de l’analyse texte-image, pour son rapport privilégié avec la photographie, qu’il pratiquait en amateur, mais aussi pour la publication d’œuvres illustrées, dont le célèbre Banalité illustré par les « réogrammes » photographiques de Loris et Parry dans son édition de 1930 [1] ou le plus traditionnel Portraits de famille, recueil de souvenirs d’écrivains illustrés de photographies [2]. Le poème d’amour « Pigeondre » est une pièce de plus, et non des moindres, à apporter à ce dossier.
      « Pigeondre », paru dans Minotaure en 1935, est la seule participation de Fargue à cette revue d’inspiration surréaliste. Non repris en volume, il a fait seulement récemment l’objet de publications relativement confidentielles [3]. Dans ce poème en prose, il est question de symbiose à travers la fusion amoureuse mais aussi de la rencontre entre un poème et une photographie. « Pigeondre » est en effet accompagné, en son centre, d’une photo non signée de Brassaï représentant deux mains qui s’étreignent (fig. 1) [4]. Au regard de l’histoire entre poésie et illustration, « Pigeondre » comporte deux particularités – voire irrégularités : l’illustration par la photographie et le poème en prose. Le lien entre ces deux caractéristiques est à interroger. Le poème en prose illustré constitue‑t‑il une catégorie particulière ? Y a-t-il une valeur ajoutée de la photographie dans l’illustration ? Quelle est-elle ? Un effet de présence ? Un effet autobiographique ? C’est ce qu’on va examiner en proposant deux lectures successives et complémentaires de cette page de Minotaure.

 

« Pigeondre », poème d’amour et de circonstance

 

      Quelques mystères

 

      Texte adressé dont le nom de la destinataire est inconnu, poème d’un auteur adepte de la réutilisation de ses textes non repris en volume, photographie non identifiée et non signée : « Pigeondre » a de quoi surprendre. Brassaï, qui est alors l’un des principaux collaborateurs de Minotaure [5], connu entre autres pour Paris de nuit (1932), relate dans Conversations avec Picasso les circonstances de la publication de ce texte :

 

Un jour, je vis apparaître dans le petit bureau de Minotaure la massive silhouette de Léon-Paul Fargue avec son masque de Néron débonnaire, les paupières mi-closes, un mégot collé à la lèvre. Je le connaissais déjà pour l’avoir rencontré au Grand Ecart, la boîte de nuit à la mode, où il trônait tous les soirs. Bien qu’il ne fût pas en odeur de sainteté chez les surréalistes, il apportait un manuscrit pour la revue : « Pigeondre », et désirait que je l’illustre d’une photographie de sa main étreignant une main de femme [6].

 

      Cette main de femme dans la photographie de Brassaï, c’est celle de Louise de Vilmorin, femme du monde, poète et romancière qui publie « Ce soir » dans le même numéro de Minotaure [7], autre poème en prose également illustré par Brassaï (fig. 2). La photo, signée, s’intitule Goutte d’eau sur une feuille de capucine [8], et, au contraire de celle de « Pigeondre », ne semble pas liée thématiquement au poème. « Ce soir » est aussi un poème d’amour et un poème de circonstance, mais c’est l’histoire d’une séparation et non d’une rencontre [9]. Pourquoi est-ce Louise de Vilmorin qui pose avec Fargue pour Brassaï ? Ils ne se connaissaient pas particulièrement en dehors de quelques fréquentations communes, mais on sait que Louise de Vilmorin a apporté elle-même son texte à la rédaction de la revue [10]. On peut supposer qu’elle a posé pour Brassaï à cette occasion.
      La photo de Brassaï et la publication dans Minotaure incitent à se pencher sur les liens de ce poème avec le surréalisme. En effet, dans Conversations avec Picasso, « Pigeondre » est l’occasion d’une réflexion plus générale sur la position des surréalistes dans Minotaure, qui, explique Brassaï, « n’étaient pas les seuls maîtres à bord » : « Libres d’y insérer textes, sujets, images à leur guise, ils n’avaient pas droit de veto pour repousser ce qui ne leur convenait pas. (…) Certains textes furent également contestés. Pierre Reverdy ne rencontra pas d’opposition. Mais Paul Valéry, mais Ramuz, Léon-Paul Fargue, et d’autres auteurs, suscitèrent quelque résistance » [11]. Brassaï connaissait Fargue depuis le début des années 1930 : il marchait parfois avec lui la nuit et il a largement participé à la légende du « Piéton de Paris » avec le fameux portrait du poète assis sur un banc (fig. 3). Les deux hommes avaient en commun un goût pour le Paris interlope et Brassaï estime même que « dans ses photos [Fargue] a retrouvé un peu de ses visions nocturnes dans les quartiers populaires de Paris. A Belleville, à Ménilmontant et surtout à la Chapelle » [12]. 
      Quant à la destinataire, la femme aux « mains de vingt ans », il s’agit d’une jeune parisienne de Saint-Germain-des-Prés dont Fargue a été très amoureux durant quelques mois [13]. Ce poème d’amour est donc un poème de circonstance, jusque dans l’illustration, commandée par Fargue à Brassaï. Mais que signifie « pigeondre » ?

 

      Un néologisme

 

      Titre du poème, « pigeondre » apparaît également deux fois dans le texte, d’abord en tant que nom dans l’expression « se faire pigeondre » puis en tant que verbe dans la dernière phrase : « ma tendresse, par mille canaux, te féconde et te pigeondre ». « Pigeondre » est une sorte de mot-valise jouant sur « pigeon », « pondre » et « fondre », en lien avec l’imaginaire chimique du poème. « Pigeondre » évoque « parfondre » – « faire fondre de l’émail » –, mais aussi « chondre », qui désigne une famille de poissons vertébrés fossilisés [14], qui correspond à l’atmosphère préhistorique du début du texte. Le sème commun est celui de la jonction et de la fusion, qui nourrit celui, plus évident, de la protection et du nid.
      « Faire pigeondre », c’est faire comme le pigeon, animal bien connu pour sa parade nuptiale et pour ses embrassades : « pigeondre » évoque bien sûr « l’amour tendre » des deux pigeons de La Fontaine. Le verbe « pigeonner », aujourd’hui employé dans un sens restreint pour les décolletés féminins, existe depuis le XVIe siècle au sens de « duper », employé transitivement, mais aussi, intransitivement, comme dans le texte de Fargue, au sens d’« embrasser » [15], et le terme prend même au XIXe siècle le sens galant de « tenir des propos tendres ». On peut rappeler aussi que « pigeon » est employé comme appellatif affectueux – « mon pigeon » depuis le XVIIIe siècle – et que « pigeon-vole » est un jeu d’enfant qui fait appel à l’imagination langagière, où il s’agit d’énoncer une chose qui vole pendant qu’une balle est en l’air. Dans le Dictionnaire des mots sauvages, on ne trouve pas « pigeondre » mais « pigeonnage » [16], néologisme qui désigne le rapprochement sexuel dans les collèges de jésuites. Si « pigeondre » a un fort sens érotique dans ce poème, il y exprime avant tout la tendresse.
      On peut imaginer que l’expression « faire pigeondre », comme « faire catleya » chez Proust, liée à une circonstance intime, est destinée à un usage personnel. Pourtant, le terme apparaît dans un autre contexte, à la fin de Vingt ans avec Léon-Paul Fargue. André Beucler relate une discussion entre Fargue et un ancien camarade à qui il demandait des nouvelles de sa fille : « Tu sais qu’elle avait voulu apprendre l’anglais ; alors, maintenant, elle a pas mal de boulot, tu saisis ? – Fais-lui un pigeondre quand tu la verras » [17]. « Faire pigeondre », c’est étreindre tendrement en signe de protection et d’affection. C’est donc faire exactement ce que montre la photo de Brassaï : deux mains qui s’enlacent tendrement mais fermement et qui figurent peut-être, avec l’ongle du pouce, accusé par le contraste, l’œil d’un pigeon. Le recadrage effectué pour la publication, en faisant disparaître la manche, le poignet et la montre, favorise la réalisation de la métaphore, c’est-à-dire la transformation de la main en oiseau. L’illustration fonctionne ici comme la définition du néologisme qui structure le poème en fermant chacune des deux parties et en lui donnant son titre.

 

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sommaire

* Cette recherche a été financée à la fois par le FWO et par la Politique scientifique fédérale belge au titre du Programme Pôles d’attraction interuniversitaires dans le cadre du projet « Literature and Media Innovation » (PAI 07/01).

[1] L.-P. Fargue, Banalité, illustré de réogrammes et recherches d’objets de Loris et Parry [1930], Paris, Gallimard, 2007.
[2] L.-P. Fargue, Portraits de famille, souvenirs, illustrés de photographies, Paris, Janin éditeur, 1947. Certaines photographies ont été prises par Fargue, comme celle de Larbaud en 1915.
[3] L.-P. Fargue, « Pigeondre », Minotaure, hiver 1935, n° 6, p. 29. Le poème a été repris dans le numéro de Ludions consacré à « Fargue dans l’atmosphère surréaliste », Ludions, hiver 1997-printemps 1998, n° 2-3, pp. 52-54 ; dans une édition d’art, illustrée par Jean Cortot (Tanguy Garric, 2000, 16 p., tirage limité, illustré de quatre gravures en couleur sur cuivre) ; dans une édition récente préparée par Laurent de Freitas : « Pigeondre » suivi de Aliki, Graveson, Sous la lampe, 2007 (tirage à 35 ex.).
[4] Cette photographie figure par exemple dans le catalogue de l’exposition Brassaï / Picasso (du 2 février au 1er mai 2000, Musée Picasso), p. 24. Sa notice précise : « Site de RMN, 00-021721 / A.750, Halasz Gyula (1899-1984), Brassaï (dit), Pigeondre (mains de Léon-Paul Fargue et Louise de Vilmorin), © RMN / Michèle Bellot ». Elle figure aussi dans le catalogue de l’exposition Speaking with hands, J. Blessing (dir.), New York, Solomon R. Guggenheim Foundation, 2004, p. 107.
[5] Brassaï travaille pour Minotaure depuis le n° 1, à la demande de Tériade, à qui Maurice Raynal l’a présenté. Ses contributions sont la fameuse série sur l’atelier de Picasso en 1933 (n° 1) ; les graffitis (n° 3-4) ; les cristaux (n° 5) ; les photos des nuits parisiennes accompagnant les textes de Young et de Breton – « Paris a sept collines aussi. Où sont-elles dans la nuit ? » – (n° 7). Dans le n° 6, outre l’illustration des poèmes de Fargue et de Louise de Vilmorin, on trouve aussi une photographie de la statue du Maréchal Ney accompagnant le texte de Dalí, « Apparitions aérodynamiques des êtres-objets » et « Ciel postiche ». Voir le catalogue d’exposition Brassaï, Paris, Centre Pompidou / Seuil, 2000, p. 104 et sq
[6] Brassaï, Conversations avec Picasso, Paris,  NRF, Gallimard, « Idées », 1964, p. 26.
[7] L. de Vilmorin, « Ce soir », Minotaure, n° 6, op. cit., p. 51.
[8] Cette épreuve appartient à une série sur le thème du gros plan de nature et figure dans le catalogue de l’exposition La Maison que j’habite (Musée des Beaux-Arts de Nancy, du 12 février au 17 mai 2010), Paris, Somogy / Editions d’art, 2009.
[9] Il commence par exemple par « Adieu, je repars sans comprendre pourquoi je reste la plus forte ».
[10] Fr. Wagener, Je suis née inconsolable. Louise de Vilmorin, 1902-1969, Paris, Albin Michel, 2008, p. 153 : « A partir de Sainte-Unefois [son premier roman, 1934] des demandes lui arrivent : la revue surréaliste Le Minotaure que dirigent Max Ernst et Paul Eluard veut un texte d’elle, ce qui l’éberlue et la terrifie ! Lorsqu’elle le leur apporte, elle est “ rouge violet ” (!) selon Max Ernst : le texte est accepté. »
[11] Brassaï, Conversations avec Picasso, op. cit., p. 25. On lit aussi, plus haut : « Si dans Minotaure ils pouvaient maintenir l’esprit surréaliste, ils durent renoncer à la combativité qui caractérisait, autrefois, leurs revues […] », p. 23.
[12] J.-M. Drot, Les Heures chaudes de Montparnasse, Paris, Hazan, 1995, pp. 210-212. Tout le chapitre sur Fargue est illustré par des photos de Brassaï (pp. 199-215).
[13] Je remercie pour leurs renseignements Laurent de Freitas et Barbara Pascarel. Voir la notice que Barbara Pascarel a publiée à l’occasion de la réédition de « Pigeondre » : « Sur les ailes du désir. Pigeondre – Aliki », Ludions, 2008, n° 11, p. 122. Elle conclut : « Après sa première parution, Fargue laissera dormir cette œuvre, et la jeune fille ».
[14] Sur la racine de « cartilage ». A donné « périchondre » ou « mitichondrie ».
[15] Selon le Dictionnaire historique d’A. Rey, le sens « faire un baiser avec la langue » est attesté en 1611.
[16] M. Rheims, Dictionnaire des mots sauvages. Ecrivains des XIXe et XXe siècles, Paris, Larousse, 1969, p. 444.
[17] A. Beucler, Vingt ans avec Léon-Paul Fargue, Paris, Mémoire du livre, 1999, p. 300.