La photographie, face à main de la poésie –
Quand Brassaï illustre « Pigeondre », poème
en prose de Léon-Paul Fargue

- Anne Reverseau
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Un blason érotique

 

      Le début du poème, jusqu’à la première occurrence de « pigeondre », est une description du geste des « deux mains qui s’étreignent ». On peut lire les premiers paragraphes comme une description anaphorique des deux mains : « Elles se prennent encore tremblantes (…). Elles se parlent de tout près (…). Elles apprennent à se connaître. ». Elle est suivie de la description de la seule main féminine : « Elle s’apprivoise (…). Elle est curieuse et sournoise […]. ». S’il y a très peu de modifications dans le manuscrit que nous avons pu consulter [18], une correction mérite d’être signalée. Fargue a supprimé au début du deuxième paragraphe « Elles sont maintenant » pour la tournure nominale : « branches extrêmes […] » qui se poursuit en énumération. Fargue transforme ainsi la description en nomination, procédé essentiel dans ce texte. Les effets d’adresse constituent une autre caractéristique importante et on remarque le passage du « elles » au « nous » à la moitié du texte. Après la main de femme, l’évocation de la main d’homme transforme la nomination en discours lyrique : « Main d’homme, c’est la mienne, si fière de ses souvenirs de valises, de vache enragée, de serrures introuvables. Il est tard autour de nous. (…) Tu sais tout de moi, maintenant, peau fine et laminée, main de vingt ans aux ongles de gypse, de soie, d’anémone. Main qui te confie à moi […]. ». Dans cette deuxième partie, les présentatifs se multiplient et fonctionnent avec les impératifs « lis » ou « écoute » : la description devient discours amoureux.
      Les métaphores sont alors autant d’images que le « je » donne à voir. Les mains sont tour à tour végétalisées (« branches extrêmes, dernières fleurs ») animalisées (« comme un oiseau qu’on tient bien et qui a peur ») et personnifiées (« comme ces gens qui se saluaient vaguement dans la bulle d’un ascenseur »). Les images mêlent l’abstrait et le concret : « dévêtues d’un long cauchemar » ou « serrés ensemble dans un drame ». On retrouve divers procédés surréalistes comme l’engendrement par le signifiant (« qui sent le nid, la nicotine ») les effets de liste et les inventaires poétiques sur le mode du « blond comme » du Paysan de Paris d’Aragon : « main de femme, unique transe, point extrême de ma vie, ravissant bras de mer où les affluents du sang se glissent (…) main ronde et parfumée […] ». La main, objet érotique, instrument du toucher, devient le lieu d’une osmose, d’une communion mystique, le lieu d’un refuge contre « les barbares », contre un « ils » porteur de menaces.
      La métaphore structurante de la main comme pigeon justifie l’image du nid et de l’amour refuge : « tu es là, douce, sans duvet, couchée dans le creux qui te contemple ». Le motif de l’oiseau apparaît d’ailleurs chez Fargue dès les années 1910, puisque dans Poëmes, par exemple, il est la figuration du souvenir : « je n’ose pas remuer. Je n’ose pas souffrir. J’ai peur d’effaroucher les souvenirs qui viennent se poser devant moi, comme des oiseaux… » [19]. L’oiseau qui s’envole, symbole de la solitude, est un véritable leitmotiv de la poésie farguienne. On peut citer, toujours dans Poëmes : « ce qu’on va aimer se sauve tout de suite, à tire-d’aile, du côté de l’ombre… mais ce qu’on aime finit toujours par se décider à vous quitter… On est seul » [20]. A l’inverse, « Pigeondre » est l’histoire d’un oiseau qui se pose, et donc d’un amour heureux.
      La métaphore de la main comme oiseau est récurrente dans les imaginaires symboliste et surréaliste. Il n’est donc pas étonnant que les surréalistes aient conféré une valeur exemplaire au poème de Germain Nouveau « Les Mains » en le publiant en première position dans Littérature en 1922 :

 

Comme deux cygnes blancs l’un vers l’autre nageant,
Deux voiles sur la mer fondant leurs pâleurs mates,
Livrez vos mains à l’eau dans les bassins d’argent,
Préparez-leur le linge avec les aromates.

Les mains sont l’homme ainsi que les ailes l’oiseau [21]  

 

      En se concentrant sur une partie du corps aimé, « Pigeondre » évoque le blason de la poésie amoureuse et en particulier sa relecture par le surréalisme. Le poème de Fargue mériterait par exemple d’être comparé en détail avec « La beauté sera convulsive », le fameux article que Breton publie dans le n° 5 de Minotaure, où l’on trouve un développement poétique de ce type sur les yeux [22]. On verrait alors comment les deux textes se rejoignent dans leur sensualité et dans un éloge de l’amour fusionnel, mais aussi à quel point la passion et la folie amoureuses de Breton s’opposent à la patience et la tendresse de Fargue.
      Le blason est accentué par la présence de la photographie qui figure le gros plan du regard amoureux. A l’époque de la publication de « Pigeondre », la question de l’illustration de la poésie était objet de débat parmi les surréalistes. Dans le même numéro de Minotaure, Eluard publie sur ce sujet « Physique de la poésie » [23], article dans lequel il affirme l’impossibilité d’illustrer littéralement un poème qui « inspire » plus qu’il « n’évoque ». Il oppose par exemple les peintres qui « s’appliquent à reproduire » au poète qui lui « pense toujours à autre chose » et écrit : « Le lecteur d’un poème l’illustre forcément. Il boit à la source » et « deux objets ne se séparent que pour mieux se retrouver dans leur éloignement ». Selon Eluard, l’illustration réussie fait d’un réel un autre réel.
      Quant au rapport entre le texte et la photo, on peut estimer que dans « Pigeondre », la photographie de Brassaï est insérée en vignette [24] et qu’elle est littérale dans la mesure où elle représente ce que donne à voir le poème. Le poème de Fargue peut alors se lire comme l’explicitation de la symbiose entre ces deux objets éloignés : texte et image sont eux aussi « étonnés de se trouver côte à côte », « se parlent de tout près » et « s’apprivoisent ». La photographie de Brassaï permet alors de poser un autre regard sur le poème.

 

Pigeondre, un poème photographique ?

 

      Une lecture photographique

 

      Le premier paragraphe du poème apparaît comme une genèse photographique et chimique, une cosmogonie baroque comme Fargue les aime puisque des mains se cherchent depuis les temps préhistoriques. Le poème s’ouvre sur des mains encadrées par quatre « médaillons marins », mais bien vite apparaît un imaginaire chimique qui convoque l’univers de la photographie :

 

après s’être cherchées, tâtonnantes, de si longtemps et de si loin, par les millénaires, dans le sel des ténèbres, les creux de prières, les valves d’amour ; bougeant déjà leur mise au point dans la cellule au noyau sans larmes, dans la gélatine aux longs cils, en éveil quand le ptérichtys enserrait les petites plantes dans son armure de chitine, ébauchées dans le sac géant d’un saurien, déjà tracées moins sourdement dans l’empreinte d’un monstre sur le sable.

 

Dans cet univers préhistorique, « la cellule au noyau sans larme » désigne la cellule qui va se démultiplier, mais aussi la cellule de l’appareil photo, conçu comme un œil artificiel et privé de larmes. De même, la « gélatine aux longs cils » évoque un insecte, mais endosse aussi un sens photographique car la couche de gélatine est sensible à l’action de la lumière. La précision « aux longs cils » sert alors à réactiver la métaphore de l’œil. L’ensemble est une créature monstrueuse, une forme molle en devenir. Cet univers préhistorique est renforcé par la présence des lézards que sont les sauriens et par la mention de la chitine, constituant chimique des carapaces. Ajoutons que le « ptérichty » est un poisson volant préhistorique que l’on considère parfois comme l’ancêtre de l’oiseau et qu’« osmose » est d’abord un terme de physique et de biologie. Les termes « sel », « mise au point » et « empreinte » engagent à lire cette cosmogonie comme une révélation photographique.
      Ce premier paragraphe incite à approfondir l’imaginaire photographique à l’œuvre dans « Pigeondre ». La temporalité du texte, qui s’ouvre avec « [d]eux mains qui s’étreignent, depuis dix ans ou dix minutes », met en scène une immobilisation propre à l’image photographique : on ne sait depuis combien de temps l’étreinte dure. Dans le manuscrit, les rares ajouts sont des marqueurs temporels, comme « déjà » ou « encore ». Barbara Pascarel estime que Fargue cherche « à fixer une image qui déjà s’évanouit, au carrefour changeant de sensations, de rêves, d’espoirs et de déceptions prochaines » [25]. La photographie aide alors le poète à immortaliser l’« osmose » en l’immobilisant. Mentions d’un avant, d’un après et d’une durée : la temporalité de « Pigeondre » est propre aux textes confrontés à l’image photographique, que l’image vienne illustrer le texte ou que le texte cherche à se faire image. Dans La Banlieue de Paris ou dans Belleville Ménilmontant [26], la suspension temporelle des images de Doisneau ou de Willy Ronis fascine par exemple Cendrars ou Mac Orlan et stimule leur imagination narrative. Dans « Pigeondre », la photographie vient après l’écriture poétique, pour couronner et incarner cette immobilisation, cette stase amoureuse.

 

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[18] Le manuscrit se situe au Fonds Wormser de la BnF : Na fr 18189 f 123-128.
[19] L.-P. Fargue, J’ai passé la croix de fer…, Poésies. Tancrède. Ludions. Poëmes. Pour la musique, Paris, Gallimard, « Poésie », 1967, p. 117. Dans un autre des Poëmes, on lit : « L’énorme fumée d’un train se morcelle dans le crépuscule comme un lâcher de pigeons mauves… » (p. 79).
[20] Poëmes, op. cit., p. 106.
[21] G. Nouveau, « Les Mains », Littérature, nouvelle série, 1er avril 1922, n° 2, pp. 5-7.
[22] A. Breton, « La beauté sera convulsive », Minotaure, printemps 1934, n° 5, pp. 8-16. Par exemple : « Les grands yeux clairs, aube ou aubier, (…) les yeux des femmes données aux lions, les yeux de Justine et de Juliette, ceux de la Matilde de Lewis, ceux de plusieurs visages de Moreau, de certaines des têtes de cire les plus modernes ».
[23] P. Eluard, « Physique de la poésie », Minotaure, hiver 1935, n° 6, pp. 6-12.
[24] Selon les critères établis par les historiens de l’art, par exemple Ségolène Le Men, cette photographie est une vignette dans le texte en termes de localisation (S. Le Men, « Iconographie et illustration », introduction à L’illustration : essais d’iconographie, actes du séminaire CNRS, GDR 712, Paris, 1993-1994, études réunies par M. T. Caracciolo et S. Le Men, Paris, Klincksieck, 1999).
[25] B. Pascarel, « Sur les ailes du désir. Pigeondre – Aliki », art. cit.
[26] B. Cendrars et R. Doisneau, La Banlieue de Paris, Paris, Seghers, 1949 ; P. Mac Orlan et W. Ronis, Belleville Ménilmontant, Paris, Arthaud, 1954.