Les dispositifs visuels dans la poésie
de Christophe Lamiot Enos

- Armelle Leclercq
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Les colonnes décalées

 

      Le jeu sur l’obliquité se fait aussi, non au niveau du vers, mais à celui de la strophe. Plusieurs poèmes connaissent une disposition en trois colonnes décalées qui témoignent d’une émotion forte. Il peut s’agir de la joie de vivre. C’est le cas du poème « Ta langue douce est une cerise » [40], qui exprime le sentiment amoureux et le désir charnel. Citons trois strophes médianes :

 

Le néon
sur le toit
à Oakland
qui s’allume
qui s’éteint
cette croix
criticable
à plaisir
je la mange.

Frais mouillé
le baiser
contre rue
que tu donnes
à la porte
tu le prends
et tu ris
à Oakland
sur tes dents.

A Oakland
je te plais
à Oakland
tu me plais :
Fortieth
Et Broadway
y font près
comme un coin
pas très loin. (v. 28-54)

 

      C’est la sensation de vivre, à son maximum dans l’instant amoureux, qui légitime cet étalement sur la page. Chaque colonne y affirme comme une dimension supplémentaire de vie, chaque colonne est une nouvelle avancée, et les colonnes qui se succèdent ainsi miment les rues des amoureux qui se rapprochent. Ce procédé est repris dans le dernier poème de Sitôt Elke, « Elekie V (à l’âme) » [41], mais, cette fois-ci, il exprime la violence de la séparation, qui est une autre sorte d’émotion intense :

 

Sur mes doigts
Sur tes seins :
L’angle gauche

Que nos jambes
Font l’automne
Et l’été

Sur tes doigts
Sur mes seins
Sur novembre.

Que tu parles,
Que je parle,
Vois, toi, dans

Quel état
La bergère
Où nos jambes

Font un angle,
Se rassemble
Sur Blanqui –

Elles qui,
Le buffet,
Quelques bulles

Dans le verre
Au salon,
Dans le clair,

Malgré tous
Les malgrés,
S’entrecroisent. (v. 28-54)

 

      Issus de deux recueils successifs, ces deux poèmes se font écho, Tina étant la figure féminine dominante du premier recueil, Elke la figure centrale du deuxième (dans le second poème une allusion est faite aux séparations amoureuses antérieures). Dans les deux cas, la structure en colonnes décalées accompagne une vive émotion.
      On retrouve cette composition dans des textes où les sons voire les mots se répètent – ce goût marqué pour les répétitions de mots ou de bouts de phrase en ordre dispersé jusqu’à saturer la combinatoire marque le récent recueil 1985-1981. C’est le cas de « Papillons » [42] d’Albany (Des Pommes et des oranges, Californie, II), qui fonctionne avec des rimes annexées :

 

Papillons
coqueli-
coqueli-
-quelicots
-licots d’ailes

plein chardon
chardonnets
chardonnets
donnés rouges
je vous vois

claire-voie
corps volants
corps volants
vos lanternes
ternes, vives. (v. 1-15)

 

      Dans ce poème où domine le son, le jeu formaliste sur le verbe, la disposition en colonnes offre de l’ampleur au jeu et prend le lecteur à contrepied d’une linéarité habituelle [43]. La scansion qui passe ici par les répétitions de mots, voire de bouts de mots, est redoublée par cette dispersion sur la page.

 

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[40] Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., pp. 136-138.
[41] Sitôt Elke, op. cit., pp. 192-193.
[42] Albany, op. cit., p. 13.
[43] Tout en faisant l’éloge des œuvres de Lamiot Enos, Stéphane Bouquet émet une réserve sur cette tendance parfois formaliste de l’auteur (à propos du deuxième recueil). Voir S. Bouquet, « Matière de la mémoire, Christophe Lamiot Enos », Quatorze poètes, anthologie critique et poétique, L. Destremeau et E. Laugier (dir.), Paris, Prétexte éditeur, 2004, pp. 52-58.