Les dispositifs visuels dans la poésie
de Christophe Lamiot Enos

- Armelle Leclercq *
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8
résumé
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

      Quelle place peut prendre l’espace de la page dans la poésie contemporaine des années 2000 ? Tel est le questionnement initial amenant à s’intéresser à l’œuvre de Christophe Lamiot Enos. Né en 1962, ce poète a publié, de 2000 à 2006, plusieurs recueils chez Flammarion : Des Pommes et des oranges, Californie (en deux tomes, Berkeley et Albany [1]) et Sitôt Elke ; en 2010, ce fut 1985-1981 et tout récemment Viges [2]. Nos analyses porteront uniquement sur les trois premiers livres. Dans cette œuvre écrite très majoritairement en vers libres, l’espace de la page est sciemment utilisé [3]. Quelles intentions peut-on déceler derrière cette prise en charge de la matérialité du livre en tant que série de surfaces blanches ? Y a-t-il une relation de mimétisme par rapport au sujet du poème ? Est-ce un usage décoratif ? Certaines formes sont-elles répétées voire structurent-elles les recueils ? Autant de questions qu’une étude des textes les plus graphiques de cette œuvre en cours nous amènera à élucider.
      Le souci de la mise en page n’est pas le caractère dominant de cette poésie [4]. Si l’on observe bien les textes, un nombre inférieur à la moitié d’entre eux est guidé par cette idée. Néanmoins, Elle reste présente, comme une possibilité poétique parmi d’autres, non comme un choix esthétique primaire. Christophe Lamiot Enos tend en effet à utiliser de nombreuses ressources poétiques, sans s’interdire le recours aux éléments traditionnels (vers rimés [5], vers libres, calligrammes).

 

Le calligramme

 

      Plusieurs dispositifs visuels frappent chez ce poète. Attardons-nous tout d’abord sur une forme classique, le calligramme. On ne trouve pas ici de dessin avec des mots tracés à la main, à la façon d’Apollinaire, ni même de réelle rupture de la continuité syntaxique ou de la linéarité du mot en vue d’un arrangement graphique, mais des constructions d’inspiration calligrammatique. Néanmoins, un poème comme « Risky run beach (IV) » [6] qui décrit des dunes, est bâti sur trois strophes avec des vers initiaux et finaux très courts et une panse médiane plutôt large, en quoi il imite clairement son objet. Voici par exemple la strophe 2 :

 

Dunes.
Les herbes courbées
donnent le vent. La tente-tube ouverte sur deux côtés :
son plastique
circulaire ondule légèrement adossé
le long du tronc échoué sans écorce.
Affaissés nous aussi nous devons donner l’impression de débris
que la mer
en se retirant au-delà du tronc ne peut apporter,
nous formant aussi façon
dunes (v. 12-22)

 

      Si l’on tourne la page à 90 degrés, on observe bien sur l’ensemble du poème une succession de trois dunes (nous n’en citons ici qu’une), avec leurs ridules de sable : le champ lexical de la courbure, de l’ondulation (de la tente et des dunes) parcourt le texte ; de plus, le terme dunes initie et clôt chaque strophe.
      On retrouve ce type de tendance calligrammatique dans « Rencontre de Tina sur le campus » [7] qui fait alterner vers courts de trois syllabes et vers longs de treize, évoquant à l’horizontale la hauteur du Campanile dont il est question dans le texte, comme le montre cet extrait :

 

là, sur le bitume à la surface noire et blanche
je reçois,
Campanile dressé blanc au soleil, ton sourire
où j’accroche
avec mon sac, cette demande : s’il te plaît, viens (v. 10-14)

 

        Il suffit encore de tourner le poème à 90° pour observer la hauteur architecturale qui domine la scène de la rencontre [8].
      On peut classer dans cette catégorie le poème « 40th » [9] qui dessine en fin de texte un triangle. Le rapport avec le texte est moins évident, il est question de matin, de réveil et de muffins, puis de sortir, et c’est dans ce départ que se positionne le triangle [10] :

 


la ville
la ville va
la ville va haut
la ville va au pied (v. 7-11)

 

      On peut y voir l’escalier par où l’on sortirait, ou bien un pied, ou bien encore l’allongement de la foulée.
      On observe quelque chose de l’ordre du calligramme, ou du mimétisme texte / sujet dans le poème « California poppies, in memoriam Peggy L. [11] », où l’élancement de la strophe dans son second vers très long, imite « les longs roseaux » dont parle le texte :

 

Les longs roseaux que Peggy L. m’a
dit s’appeler queues de chat se dressent de velours doux
sous le doigt
à Ithaca. En Californie,
(…)
Je m’arrêterais

volontiers pour boire à l’ocellé,
fauve langue tirée, de leur lent geste langoureux de Georgia
O’Keeffe, plusieurs fois répété (v. 1-3 et 15-18)

 

      L’élancement du roseau est parfaitement rendu avec en plus la comparaison picturale qui s’y prête à merveille, et le nom de la peintre est ainsi morcelé sur deux vers.
      Enfin, dans Albany (Des Pommes et des oranges, Californie II), on retrouve encore quelque chose de calligrammatique dans « Portrait de B. à Pacific Film Archives » [12] où ce sont les mouvements des doigts s’effleurant qui sont mimés par un texte très découpé :

 

Presse là
            bout d’un doigt
où tu veux

tes racines
            tendre mine
bout d’un doigt

que voilà
            sur mon doigt
que s’affine (v. 1-9)

 

      La tendance calligrammatique sert donc, quand le sens s’y prête, quand le flux du texte s’y prête aussi, à copier la réalité, sous un aspect assez simple [13]. Christophe Lamiot Enos ne force jamais le poème vers le graphisme pur, mais il l’appuie volontiers par l’image.

 

>suite
sommaire

* En poésie, auteure entre autres de Vélo vole (Lanskine, 2008) et Les Arbres (Le Corridor bleu, 2016), que nous nous permettons de signaler dans ce cadre car ces recueils font usage de calligrammes.

[1] Sur ce recueil, voir l’article critique de M. Krol dans Le Matricule des anges, n° 74, juin 2006.
[2] Les œuvres poétiques de Christophe Lamiot Enos sont, dans l’ordre chronologique de parution : Des Pommes et des oranges, Californie I-Berkeley, Paris, Flammarion, 2000 ; Sitôt Elke, Paris, Flammarion, 2003 ; Albany, Des Pommes et des oranges, Californie – II, Paris, Flammarion, 2006 ; 1985-1981, Paris, Flammarion, 2010 ; Viges, Paris, Flammarion, 2016. Il est aussi l’auteur de deux essais : Eau sur eau : les dictionnaires de Mallarmé, Flaubert, Bataille, Michaux, Leiris et Ponge, Amsterdam, Rodopi, 1997 ; Littérature et hôpital : Balzac, Sue, Hugo, Paris, Sciences en situation, 1999.
[3] Il y a quelques textes en prose et quelques textes rimés, mais le vers libre domine très largement.
[4] Le poète ne semble d’ailleurs pas considérer le côté visuel de sa poésie comme primordial ; en témoigne son entretien avec Emmanuel Laugier dans Le Matricule des anges, n° 45, juillet-septembre 2003.
[5] Par exemple « Portrait de Del », dans Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., p. 63 ; « Le Carillon du campanile » dans Albany, op. cit., p. 58 ; ou encore « Portrait de B. à Pacific Film Archives », Ibid., p. 124.
[6] Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., pp. 44-45.
[7] Ibid., p. 131.
[8] On constate aussi cette alternance avec même des vers monosyllabiques dans le poème « Pittsburgh (II) », qui évoque un rythme et la sensualité (Albany, op. cit., p. 21).
[9] Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., p. 168.
[10] Sur l’aspect gustatif de cette poésie, voir notre article « Les nourritures de Christophe Lamiot », ParAgeS, n° 5, décembre 2001, pp. 157-160.
[11] Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., p. 69.
[12] Albany, op. cit., p. 125.
[13] Dans « Lars L. » (Ibid., p. 238), c’est le développement du bruit et de la danse, le martèlement des pieds, qui est mimé par un espacement progressif et accru des vers.