Les dispositifs visuels dans la poésie
de Christophe Lamiot Enos

- Armelle Leclercq
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L’échancrure

 

      En fait, la manière la plus courante chez cet auteur de modeler la surface de la page est l’échancrure. C’est une structure récurrente dans cette poésie et, semble-t-il, assez personnelle. Elle est fréquente dès lors que les strophes sont des tercets : ils sont dans ce cas construits avec deux vers longs séparés par un vers court, ou à l’inverse deux vers courts, séparés par un vers long, selon le principe de permutation (ce procédé rappelle visuellement le fonctionnement sonore de la terza rima) [14]. Généralement les deux formes ainsi crénelées alternent d’une strophe sur l’autre. Dans « Portrait de Denise à la Helen Newman pool » [15], cette combinaison rend bien la fluidité de la nage, l’ondoiement de l’eau comme des nageurs [16] :

 

Je te vois,
toi, en maillot droit devant,
les épaules

nageant vers moi, arrondies,
embrassantes.
Ce sont des muscles fluides

dans mes mains,
des grappes d’eau, une treille
à ma bouche. (v. 4-12)

 

      Visuellement, on observe l’alternance entre tercet convexe et tercet concave. Telles les pièces d’un puzzle, les structures opposées se succèdent, rendant parfaitement tant les formes arrondies des muscles, des épaules, que les probables moirures de l’eau qui font de fait se chevaucher les couleurs de cette manière [17]. L’usage est ici assez proche du calligramme.
      Cette organisation réapparaît dans « Tu es, dedans ma chambre » [18], où elle permet d’exprimer le blocage amoureux provisoire tout autant que l’étroitesse des lieux :

 

Tu te tiens, là, debout dans l’étroit passage.
Tu es bien
tes épaules, le cadre de la fenêtre.

Tu es. Une après-midi, venue me dire
de passage
à travailler. « Attendre » n’est pas le mot.

     Autre chose :
sans cesser de me regarder dans les yeux
tu te tiens,

sans autre chose à faire dans l’hacienda
que me dire –
me dire que ces mots sortent de ta gorge

vers moi. Très solitaires de la semaine
sur le lit,
s’incurvent les nuages montrant leur dos. (v. 7-21)

 

      Et c’est encore une difficulté qu’exprime l’échancrure dans le poème « Steve à Milvia » d’Albany, où il est question des problèmes de santé d’un vétéran du Vietnam [19]. Dans ce même livre, un jeu de clair-obscur est ainsi retranscrit dans « University of California at Berkeley » [20].
      Dans le recueil Sitôt Elke, l’échancrure se fait avec l’ajout de la dimension oblique, un décalage des vers sur la droite dans chaque strophe. En offre un bon exemple le poème « (Avril, 1999, suite V) » [21] :

 

Elle a, la conversation
    qui
        tourne, ses sourires. Ils

vont
    plus facilement de jeune
        à

jeune colloquant. Au fond
     je
         suis assis mais c’est devant (v. 1-9)

 

      Là, c’est la scène de la rencontre amoureuse qui est évoquée, une rencontre dans l’espace clos d’un déjeuner de colloque, au milieu d’autres gens. Et l’étroitesse de la vision du poète s’attardant sur une seule personne et avide d’en capter l’attention passe par cette structure échancrée, dont l’inversion peut faire penser à l’échange des regards, dans un sens puis dans l’autre [22].
      Cette géométrie très présente apparaît quand il y a un brouillage de l’espace, lié à des sensations physiques ou à des obstacles spatiaux comme mentaux, quand le locuteur est un peu perdu, troublé.

 

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[14] Ce principe de permutation est évoqué dans l’analyse métrique de la poésie de Lamiot Enos à laquelle se livre Gérald Purnelle dans son article « Préférer l’impair : contrainte et régularité chez Christophe Lamiot », Formules, 2002, pp. 228-238.
[15] Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., p. 98.
[16] On la note d’ailleurs dans un autre texte concernant une piscine – lieu récurrent dans les recueils de Christophe Lamiot Enos, sans doute pour à la fois l’accès aux corps et aux sensations qu’il procure – « Ceux qui ne nagent pas très vite » (Albany, op. cit., p. 215). Il est vrai que cette forme alternée accompagne adéquatement l’idée des mouvements réguliers et alternés de la nage.
[17] On retrouve semblable structure dans « Portrait de Tina à la colline » (Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., p. 199), ainsi que dans « Petit déjeuner avec B., Albany » (Albany, op. cit., p. 140), deux poèmes sensuels mêlant présence féminine et nourriture. Parfois, il n’y a que le côté concave comme dans « Portrait de Anne C. au musée » (Albany, op. cit., p. 207).
[18] Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., p. 161.
[19] Albany, op. cit., p. 44.
[20] Ibid., p. 100.
[21] Sitôt Elke, op. cit., p. 23.
[22] On a la même chose dans « Portrait d’une inconnue à la cafétéria » (Albany, op. cit., p. 108) et dans « Devant les boîtes aux lettres » (Ibid., p. 117), pour exprimer le désir.