Fantastique et Fantaisies dans la Forêt
de Bohême
d’Alfred Kubin

- Hélène Martinelli
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Fig. 28. A. Kubin, planche de texte pour Der
Riesenfisch

Fig. 29. A. Kubin, Der Riesenfisch

Fig. 30. A. Kubin, planche de texte pour Kobold
Stilzel

Fig. 31. A. Kubin, Kobold Stilzel

Fig. 32. A. Kubin, planche de texte pour Der Tod
auf dem Dach

Fig. 33. A. Kublin, Der Tod auf dem Dach

Fig. 34. A. Kubin, planche de texte pour Gesperrte
Strasse

Fig. 35. A. Kublin, Gesperrte Strasse

      Selon le principe de l’alternance, et bien que la mort ne cesse de gagner du terrain, les dernières vignettes relèvent d’un merveilleux plus conventionnel, dans la mesure où elles puisent dans l’univers des légendes et non des realia plus ou moins fantaisistes, et enrichissent en ce sens la lignée du « Spectre de la forêt ». Le « Poisson géant », par exemple, reprend son hésitation caractéristique, le texte glosant soit la vision, soit l’image, en lui conférant une dimension fantastique pour ainsi dire intersémiotique – raison pour laquelle le ou les poissons sont multiplement figurés (figs. 28 et 29) :

 

La Vltava abrite des poissons monstreux et légendaires, qui rendent le pêcheur fou et déchirent tout filet. Ils surgissent de manière inattendue et menacent les baigneurs. Leur gueule grande ouverte de poisson carnassier est redoutable, et les descriptions de leur apparence différent grandement les unes des autres. Tantôt il s’agit de truites gigantesques, tantôt de perches d’un quintal avec une coiffe singulière, qui se montrent volontiers et défient tous les pièges des pêcheurs [28].

 

Le caractère légendaire du poisson singulier tient donc du ouï-dire plus que du mythe, ce qui pourrait contribuer à expliquer la diversité de ses figurations, répondant aux descriptions contradictoires. Mais il appartient aussi aux figures du surgissement, continuant de gloser la structure binaire mais discontinue de l’œuvre, tout en se résorbant ensuite dans le flux vital, à la manière des images et des textes qui se soudent dans l’homogénéité de leur texture – ce que dit encore, à sa manière, l’encadrement du texte qui est adéquat à son sujet, tout en formes courbes faites de poissons allongés et de l’éternelle réaction de terrreur des autochtones.
      Si Kubin se distinguait de ses contemporains par son rapport peu scientifique au paysage, on sait qu’il s’inspire du peintre et écrivain Adalbert Stifter, pour la dimension romantique de sa quête sylvestre [29], et des contes et légendes réunis et rédigés par Hans Watzlik, pour certaines figures folkloriques. La plus célèbre est évidemment « Le kobold Stilzel », auquel Kubin et Watzlik ont tous deux consacré un ouvrage au préalable : les onze lithographies réalisées par l’un de 1928 à 1930, et réunies sous le titre Stilzel [30], glosent graphiquement le livre de l’autre, Stilzel. Le Kobold de la Forêt de Bohême : un livre folklorique [31]. Selon lui, Stilzel, à l’origine un gardien de cheval, a eu le malheur de signer un pacte avec le diable et, depuis qu’il a été négligent dans sa tâche et s’est pendu pour s’en punir, son âme sauvage hante les promeneurs en leur sautant dessus. Il est ici présenté en demi-teinte, sa nature restant indécise, comme si c’était sa figuration et non l’apparition qui était commentée (figs. 30 et 31) :

 

Le plus redouté des démons de la forêt de Bohême est le gardien de cheval Stilzel, malfaisant et qui joue des tours malicieux aux hommes et aux animaux. Même le loup affamé ne s’en prend pas au pendu, qui l’invite à l’attaquer. Peut-être ce malheureux s’est-il pendu dans un accès de rage furieuse, mais qui sait ? Peut-être se fait-il seulement passer pour mort et a-t-il une mauvaise idée derrière la tête ! [32]

 

Ce n’est en tout état de cause pas l’image pleine page qui tranchera parmi les apparences, représentant le Stilzel pendu, exactement de la même manière que Kubin le figurait déjà dans son précédent cycle, les yeux ouverts et la langue tirée, connotant autant l’agonie que la malice. Ici encore, la planche de texte semble représenter un état antérieur de son destin – à l’époque où le Stilzel était gardien – si bien que le fonctionnement en diptyque qui décompose la temporalité de la séquence signale une apparition moins fugitive et plus narrative que ne le laisse entendre le texte.
      Mais c’est l’avant-dernier diptyque qui présente sans doute la bestiole la plus invraisemblable, confirmant l’évolution du cycle vers la merveille à partir d’un ancrage réel, et vers la mort, sous toutes ses formes (figs. 32 et 33). Malgré la représentation sur la première planche d’une espèce de longue chenille poilue, géante, cornue et arborant un sourire vicieux, qui semble ramper sur des petits cailloux, c’est bien « La Mort sur le toit » l’objet du texte explicitement narratif, cette fois, ainsi que de la seconde image qui l’illustre un peu plus littéralement :

 

La mort pèse lourdement sur le toit de la petite baraque, elle rit et se réjouit du centenaire qui lui échoit comme proie. Elle n’oublie personne et s’empare au bon moment de sa victime dans le refuge le plus isolé qui soit. Paisiblement, le vieillard fatigué par une vie longue et rude s’éteint et les bonnes femmes qui, à l’approche du sinistre visiteur, se dispersent en se lamentant bruyamment, reviennent avec des bougies allumées dans les mains, en priant avec monotonie pour accompagner l’âme du défunt [33].

 

Prise dans la progression des planches précédentes, cette cahute s’oppose à la « ferme isolée » et à la « maison des vampires », ou en propose du moins une version dégradée. Toutefois, la présence humaine, qui cohabite avec une allégorie de la mort affublée d’un long bonnet et perchée sur le toit de ladite maisonnette, relativise son isolement par rapport à la maison abandonnée aux chauves-souris, tout en trivialisant son apparition – n’était la chenille qui rôde en guise de menace plus métaphorique. Constituant un paroxysme, ce thème est donc loin d’être traité de façon lugubre, comme le signale encore la relative clarté des images, qui ne sont pas striées d’encre et de matière comme elles le sont souvent chez Kubin. L’image très sombre qui constitue, après la page de texte enluminée de totems sylvestres (fig. 34), la clôture du texte en même temps que l’impasse ménagée dans la forêt par la « Route barrée » (fig. 35) semble nettement plus obscure et énigmatique que cette mort qui prosaïse le fantastique en grotesque.
      Cela confirme toutefois que, dans toute cette série, la nature des éléments reste indécidable, comme c’était déjà le cas pour le « spectre de la forêt », le « poisson géant » et le « kobold Stilzel », dont ni l’image ni le texte ne saurait évaluer la teneur en réalité. Cette indétermination est fréquente dans les Fantaisies, cycle pour lequel Kubin demande à ses amis lecteurs « de ne pas peser chaque mot et chaque trait au trébuchet pour en estimer la teneur en réalité » [34], mais elle apparaît aussi comme un enjeu de son Cabinet de curiosités, au sujet duquel il signalait : « On pourrait tout aussi bien interpréter ces dessins de cent autres façons et celui auquel mes histoires ne plaisent pas peut s’en inventer d’autres qui lui conviennent mieux » [35]. Or, à ce stade, la question des pouvoirs de l’imagination se confond littéralement avec le dispositif d’auto-illustration, reposant ici sur une élaboration simultanée du texte et de l’image. Si le dispositif kubinien déploie la polysémie de l’image dans les hésitations et interrogations du texte, réciproquement, l’image, loin de secourir le texte dans sa démarche d’élucidation, renchérit en termes d’indécidabilité : c’est que le fantastique se loge autant dans l’œil que dans l’esprit [36], et qu’il est même dans l’entre-deux ménagé par la collaboration fusionnelle entre le texte et l’image.

 

Homographies et homogénéités

 

      A cet égard, la glose de la « Route barrée » finale fait figure de clé de lecture, sinon de manifeste onirique en deux temps. Elle conclut d’abord sur une impasse géographique et épistémique ; puis, en une longue phrase construite comme une succession d’anaphores à vocation synthétique, elle relie précisément les éléments du décor aux tonalités fantastiques qui émaillent le cycle, non sans réconcilier les contraires (fig. 34) :

 

Large, mais envahie par l’herbe, la route bloquée par une barrière qui empêche la circulation des voitures, pour lesquelles elle semble pourtant avoir été aménagée, attire le randonneur. Où peut-elle bien conduire ? Rien ne peut plus le surprendre dans la jungle de cette forêt vierge, et si la route s’arrête soudainement ou qu’elle se réduit en sentier étroit, cela aussi lui paraît naturel. Là où les fourrés, que dépassent les arbres gigantesques et solitaires de la forêt vierge, alternent avec les pins de montagne de la haute tourbière, là où de larges routes pour voitures mènent dans des marais dangereux, où le plus improbable devient réalité et où tout ce qui existe se dissout dans l’air, la fumée et le brouillard, où le bonheur et la peur se rejoignent, tout se transforme en fumée et en rêve, en rêve de la Forêt de Bohême [37].

 

Kubin assume ici son parti-pris de l’irréel en même temps qu’il embrasse l’ensemble des éléments dans une seule et même dissolution, une seule et même transformation en fumée et en brouillard de nature métaphoriquement onirique. Cela rejoint l’idée que tout participe du même humus, duquel la « zôè » ne cesse de surgir et auquel elle se réintègre, comme l’ont illustré les diptyques des « Bûcherons », du « Cadavre de cheval », et même des « Serpents », quoique dans ce dernier cas la mention de leur participation ne soit pas élevée au même degré de philosophie. En définitive, c’est aussi ce que disent l’homogénéité chromatique du cycle à travers les planches et les rimes visuelles sinon les calembours graphiques qui y sont favorisés par un même aplatissement des lignes et des formes, et par le traitement uniforme du texte et de l’image. Si la locomotive semble l’écho d’un sphinx, les serpents, la matrice graphique des méandres de la tourbe, les bois du cerf, un élément du décor arboré, cela tient également à l’homogénéité matérielle ménagée par la technique.

 

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[28] « Riesenfisch » : « Sagenhafte Fischungeheuer, die den Fischer narren und jedes Netz zerreissen, birgt die Moldau. Sie tauchen unvermutet auf und bedrohen die Badenden. Furchterregend ist ihr weit geöffneter Raubfischrachen, und die Schilderungen ihres Aussehens gehen weit auseinander. Bald sind es riesenhafte Forellen, bald wieder zentnerschwere Barsche mit sonderbarem Kopfschmuck, die sich sehen lassen und aller Fanggeräte spotten » (Ibid., fig. 28).
[29] H. Klínková, M. Rakušanová et I. Jonáková, Šumava. Alfred Kubin/Josef Váchal, Op. cit., p. 61.
[30] A. Kubin, Stilzel. Elf Lithographien zu Hans Watzliks Volksbuch Der Kobold des Böhmerwaldes, Eger et Kassel, Verlag der Literarischen Adalbert-Stifter-Gesellschaft/Johannes Stauda, 1930. A ce sujet, cf. A. Hoberg, I. Engelmann et P. Assmann, Alfred Kubin. Das lithographische Werk, Munich, Hirmer, 1999, p. 302.
[31] H. Watzlik, Stilzel, der Kobold des Böhmerwaldes : Ein Volksbuch, Iéna, Eugen Diederichs, 1926. Watzlik est alors un ami de Kubin, dont il fait la connaissance lors de ses visites estivales dans la forêt, mais son idéologie deviendra plus que douteuse dans les années 1930.
[32] « Kobold Stilzel » : « Der am meisten gefürchtete unter den Dämonen des Böhmerwaldes is der boshafte Rosshirt-Stilzel, der mit dem Mensch und Tier seinen Schabernack treibt. Nicht einmal der ausgehungerte Wolf traut sich an den Gehängten, der ihn zu angriff lockt. In einem Anfall von rasender Wut hat sich der Wicht erhängt, aber wer weiss ? Vielleicht stellt er sich nur tot und führt Böses im Schild ! » (A. Kubin, Phantasien im Böhmerwald, Op. cit., fig. 30).
[33] « Der Tod auf dem Dach » : « Schwer lastet der Tod auf dem Dach der kleinen Keusche, lacht und freut sich auf den Hundertjährigen der ihm zur Beute fällt; keinen vergisst er und holt sein Opfer aus der Weltabgeschiedensten Hütte zur gegeben Zeit. Friedlich entschlummert der Greis des langen schweren Lebens müde, und die Weiber die beim Nahen des unheimlichen Besuchers laut klagend auseinander stoben, kehren mit brennenden Kerzen in den Händen eintönig betend zurück, um die Seele des Entschlafenen zu geleiten » (Ibid., fig. 32).
[34]  Nicht jedes Wort und jeden Strich auf der Goldwage auf ihren Wirklichkeitsgehalt zu prüfen » (Ibid., fig. 2).
[35] A. Kubin, « Postface » au Cabinet de curiosités, traduit par Christophe David, Paris, Allia, 1998, p. 88. En allemand : « Man könnte die Bilder ebensogut auf hundert andere Arten deuten, und jeder, dem meine Geschichten nicht gefallen, kann sich nach eigenem Geschmack andere dazu ersinnen » (« Schlussbemerkung zu Alfred Kubin, Der Guckkasten », dans Aus meiner Werkstatt, Op. cit., p. 179).
[36] Voir M. Viegnes, qui résume par cette alternative (« L’œil ou l’esprit ? ») les théories antérieures sur le fantastique, Tzvetan Todorov se situant d’un côté, et Charles Grivel, qu’Ernst Hello annonçait, de l’autre (M. Viegnes, Le Fantastique, Paris, Flammarion, 2006, pp. 14-19).
[37] « Gesperrte Strasse » : « Breit, aber grasverwachsen, durch eine Schranke für den Fuhrverkehr gesperrt, für den sie doch angelegt zu sein scheint, lockt die Strasse den Wanderer. Wohin mag sie führen ? Nichts kann ihm mehr wundern in diesem Urwalddschungel, und wenn die Strasse plötzlich aufhört, oder zu einem schmalen Fusssteig zusammen schmilzt, so kommt ihm auch das natürlich vor. Wo Waldesdickicht, aus dem einzelne urwaldriesen hervorragen, mit krüppelkieferbestandenem Hochmoor wechselt, wo breite Fahrwege in gefährliche Sümpfe führen, wo das unwahrscheinlichste Wirklichkeit ist und sich Vorhandenes in Luft, Rauch und Nebel löst, wo Glück und Bangnis ineinander fliessen, wird alles zu Rausch und Traum, zum Traum vom Böhmerwald » (A. Kubin, Phantasien im Böhmerwald, Op. cit., fig. 34).