Fantastique et Fantaisies dans la Forêt
de Bohême
d’Alfred Kubin

- Hélène Martinelli
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Fig. 7. A. Kubin, planche de texte pour Eisenbahn

Fig. 8. A. Kubin, planche de texte pour Der Blitz

Fig. 9. A. Kubin, Der Blitz

Fig. 10. A. Kubin, planche de texte pour Einödhof

Fig. 11. A. Kubin, Einödhof

Fig. 12. A. Kubin, Der Musikant

Fig. 13. A. Kublin, Holzhauer

Fig. 15. A. Kublin, planche de texte pour Holzhauer

Fig. 14. A. Kublin, planche de texte pour Der Musikant

      Mais ce n’est pas la seule marque d’une solidarité entre les pages dans l’agencement linéaire du cycle, qui cumule les jeux d’échos. Outre le demi-tour que le promeneur effectue sous le sommaire, les deux planches d’introduction s’organisent en miroir : à la figure masculine de la troisième planche, située à droite et regardant vers la gauche, répond la figure féminine de la quatrième planche, située sur la gauche et regardant vers la droite (figs. 1 et 2 ). Ces deux images donnent l’impression d’être raccordées graphiquement par la présence, derrière les deux figures, d’un paysage vertical qui, une fois les planches disposées côte à côte, les met dos à dos dans une posture de défense à l’égard d’un éventuel danger. Cette inscription de la continuité graphique entre les planches correspond en réalité ici au découpage du paragraphe, tout comme dans les planches suivantes la végétation, représentée cette fois sur la bordure extérieure du couple constitué de la planche de texte et de la planche de dessin, assure une fonction d’encadrement (figs. 4  et 7). Sans reprendre cette disposition, nombre de vignettes travaillent ensuite sur un entrelacement, qui ne construit pourtant pas de séquence plus longue : à cet égard, la double page consacrée à « L’Eclair » (figs. 8 et 9) est particulièrement bien articulée puisque l’éclair traversant l’image pleine page semble émaner du nuage qui tient lieu de cadre pour le texte. Mais cette solidarité du diptyque est relayée par un jeu de symétrie dans les deux planches suivant l’introduction, évoquant un « Chemin de fer », où l’image est pour ainsi dire dédoublée (figs. 4  et 7). En dessous du texte, regardant vers la gauche, repose une espèce de Sphinx sur rail, des narines duquel émane une fumée, laquelle constitue le phylactère tacite du texte qui paraît d’abord être initié par sa description :

 

C’est un étrange véhicule, il semble être le vestige d’une époque depuis longtemps disparue. Même les gens qui sont assis dans les quelques wagons désuets destinés au transport de personnes ont l’air sombre et fermé comme la grande forêt qu’ils habitent depuis des générations. Lentement, crissant, comme contre son gré, le train se met en branle après quelques vaines tentatives, il se dirige, à travers la maigre étendue de prairies, vers une obscure forêt qui s’élève dans le lointain brumeux, vers la forêt sans limite [13].

 

Or la description porte moins sur la première planche du diptyque (fig. 7) que sur la suivante (fig. 4 ), qui y est associée au moins par le titre et représente littéralement une vieille locomotive fumante. La posture étant la même et la fumée allant jusqu’à confirmer l’analogie formelle en partant dans le sens opposé à celle du sphinx, on peut voir là un jeu explicite : si le précédent diptyque misait sur une répartition symétrique des masses, celui-ci va plus loin en identifiant ces deux figures et en surinterprétant donc visuellement le texte – qui convoque l’étrangeté d’une époque révolue et évoque doublement l’obscurité déjà annoncée dans le texte d’introduction. L’effet d’encadrement y est d’autant plus important que cette double page mime l’entrée dans l’univers sylvestre et que la superposition tacite des deux motifs est un manifeste à proprement parler. De même, la contamination entre les personnes et leur environnement sera en définitive illustrée par le nivellement des réalités naturelles et extraordinaires, mais aussi des êtres et décors, grâce à l’uniformité de leurs contours expressionnistes à l’encre sépia.

 

Prétextes folkloriques à un inventaire fantastique

 

      Il est possible que ce chemin de fer ait réellement existé, même s’il a disparu aujourd’hui [14]. C’est que Kubin, sans pour autant faire un travail d’ethnographe, contrairement à la majorité des amateurs de la région [15], témoigne à la fois d’un réel intérêt pour la vie des autochtones et d’une prise de liberté radicale à l’égard de sa réalité, qu’il ramène à ses thèmes de prédilection par l’intermédiaire du folklore local. La concision et la nature descriptive voire informationnelle des textes peut même déconcerter, dans les premières vignettes (figs. 10 et 11) :

 

Dans une clairière arrachée avec peine à la forêt se trouve une cour, ensevelie sous la neige pendant les longs hivers, bravant la pluie et la tempête ; le sol y est aride, le travail, rude et la récolte, pauvre. Le fermier solitaire est rude aussi, qui habite ici et ne voudrait pas échanger son cher foyer, même contre une propriété plus séduisante dans une plaine moins boisée [16].

 

Kubin décrit ici une « Ferme isolée » à la manière d’une oasis gagnée contre l’hostilité du décor, ce que donne aussi à voir la sérénité provisoire de l’image, bucolique plus que fantastique, encadrée comme elle l’est pas la fumée émanant du logis. Mais c’est une façon d’entrer dans le territoire et d’introduire le surgissement du familier puis de l’étrange, conformément au calme auquel correspond, avant la forêt dense et touffue, la clairière habitable. Ainsi la rudesse de l’habitant typique de la Forêt n’est-elle qu’un prélude à l’arrivée du « musicien » (« der Musikant ») puis des « bûcherons » (« Holzhauer ») (figs. 12 et 13) :

 

Il apparaît tout à coup, nul ne sait d’où il vient. Aussitôt se forme autour de lui un cercle d’auditeurs qui comme lui arrivent de nulle part. Parmi les sons tantôt mélancoliques des mélodies populaires, tantôt joyeux des airs de danse, les mines crispées par les soucis quotidiens se délient, tout s’incline devant la magie éternellement puissante des notes, que n’importe quel natif de Bohême sait magistralement orchestrer. Jamais les mots ne pourraient trouver aussi sûrement le chemin vers le cœur du peuple qui écoute, le souffle coupé, et dont les visages habituellement usés par le labeur portent encore les traces de leur délivrance après que le musicien s’est depuis longtemps volatilisé de nouveau, nul ne sait vers où [17].

 

Il s’agit ici de broder sur la couleur locale d’un personnage charismatique, censé incarner l’essence de la région, comme l’indiquent d’une part la généralisation aux « natifs de Bohême » et, d’autre part, le caractère superlatif de la scène. L’image, en revanche, donne à voir un pittoresque grinçant, comme l’indiquent les visages grotesques des personnages, qui sont moins subjugués que pétrifiés par ce qui n’est pas tant une apparition qu’une merveille de la nature. Mais l’effet de surgissement tient au texte plus qu’à la figuration et il renvoie aussi de façon métapoétique à la nature du cycle : visuellement continues et homogènes, les vignettes sont glosées dans des paragraphes plus ou moins autonomes, généralement initiés par un pronom personnel théoriquement anaphorique mais qui fonctionne sans antécédent (sauf à considérer l’image comme son référent direct) et qui passent en quelque sorte intempestivement au thème suivant de pages en pages. Le surgissement et la volatilisation sont donc aussi bien une façon de vivre le lieu qu’une caractérisation de sa mise en forme sérielle. C’est encore le cas du récitatif concernant les « bûcherons » (fig. 15) qui participe à la progression du folklore vers des motifs plus merveilleux, en y associant plusieurs éléments : le retour du thème de la déambulation infinie dans les interstices praticables ménagés par les débordements de la végétation ; la précision relative aux modalités de la disparition qui consiste ici en un engloutissement dans un paysage, une force – et une matière visiblement plus épaisse sur la planche – qui subsument toutes ses manifestations ; la première mention, comme comparant hypothétique, d’un être surnaturel issu de l’univers du conte :

 

Un réseau de sentiers battus mais depuis longtemps recouverts par la végétation sillonne, à côté de quelques larges routes, l’obscurité verte vers tous les points cardinaux. Comme si le kobold lui jouait un tour, le promeneur est souvent amené à tourner en rond et on se retrouve, après une longue randonnée, à son point de départ. Le silence et la solitude règnent dans les bois, seul un groupe de bûcherons surgit parfois, pour se faire aussi incroyablement vite engloutir de nouveau par les fourrés – ces figures énigmatiques, tels des rejetons accessoires et ludiques de la force créatrice originelle, sont étrangères au monde et au temps [18].

 

      L’invasion de la sépia dans l’image coïncide ainsi avec la densité de merveilles susceptibles de survenir dans l’épaisse forêt, où les bûcherons sont engloutis comme des mineurs (fig. 13). De même, « L’Eclair » (figs. 8 et 9), aux traits forcément abrupts, radicalise le surgissement dont il est pour ainsi dire la quintessence :

 

Le bref été apporte des journées de soleil incandescentes, lourdes d’orage. Ici, les ombres obscures de la forêt invitent le couple de promeneurs au repos ; un éclair frappe crûment, qui les fait trésaillir d’effroi et s’enfuir à ciel ouvert [19].

 

Dans ce cadre, reprenant le travail des contrastes initié dès l’abord du cycle, l’éclair représente à la fois un phénomène atmosphérique relativement banal et la menace funèbre qui va peser sur l’ensemble du cycle à partir de cette scène, reproduisant et exacerbant les expressions d’horreur de la planche consacrée au « musicien ». Par ce paroxysme, la vignette indique qu’il n’y a pas de frontière entre nature sauvage et terreur surnaturelle, quoique, conformément à la doxa fantastique todorovienne [20], l’entrée en matière réaliste et calme ne fonctionne plus que comme un prolégomène à l’intrusion de l’étrange.

 

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[13] « Eisenbahn » : « Sie ist ein seltsames Gefährt, wie ein Überrest aus längst verschollenen Zeiten mutet sie an. Auch die Menschen, die in den wenigen, dem Personenverkehr gewidmeten veralteten Wagen sitzen, erscheinen dunkel und verschlossen wie des grosse Wald, den sie seit Generationen bevölkern. Langsam, knirschend, wie unwillig, setzt sich nach einigen vergeblichen Versuchen der Zug in Bewegung, durch mageres Wiesenland strebt er einem in nebelhafter Ferne aufgetürmten finstern Wald zu, dem Wald ohne Grenzen » (Ibid., fig. 7).
[14] H. Klínková, M. Rakušanová et I. Jonáková, Šumava. Alfred Kubin/Josef Váchal, Op. cit., p. 27.
[15] Ibid., p. 65.
[16] « Einödhof » : « Auf einer mühselig dem Wald abgerungenen Blösse liegt der Hof vergraben in Schnee die lange Winterszeit, Sturm und Regen trotzend ; karg ist der Boden, hart die Arbeit, spärlich die Ernte. Hart ist auch der Einödbauer, der hier haust, und die geliebte Heimat selbst für den verlockendsten Besitz im waldarmen Flachland nicht vertauschen möchte » (A. Kubin, Phantasien im Böhmerwald, Op. cit., fig. 10).
[17] « Musikant » : « Er taucht plötzlich auf, niemand weiss, woher. Sofort bildet sich ein Kreis von Zuhörern die gleich ihm aus dem Nichts auftauchen. Unter den Klängen bald schwermütiger Volks- bald lustiger Tanz-weisen lösen sich die in Alltagssorgen verkrampften Mienen, alles unterliegt dem ewig wirksamen Zauber der Töne, die jeder geborene Böhme meisterhaft vorzutragen weiss. – niemals vermöchten Worte so sicher den Weg zu dem Herzen des Volkes zu finden, das atemlos lauscht, und noch Spuren von Gelöstheit in den sonst so arbeitsharten Gesichtern trägt, wenn der Musikant längst wieder verschwunden ist niemand weiss, wohin » (Ibid., fig. 14).
[18] « Holzhauer » : « Ein Netz von ausgetretenen, aber längst wieder verwachsenen Pfaden durchzieht neben den wenigen breiteren Fahrstrassen das grüne Dunkel nach allen Himmelsrichtungen. Wie von Kobolden geäfft wird man oft im Kreis herumgeführt und kommt nach langer Wanderung wieder zu seinem Ausgangspunkt zurück. Still und einsam ist es in den Wäldern, nur ein Trupp von Holzhauern taucht mitunter auf und wird unwahrscheinlich schnell wieder von dem Dickicht verschluckt – Welt- und zeitfremd, wie spielerische Nebenerfindungen der ursprünglichen Schöpferkraft, sind diese rätselhaften Gestalten » (Ibid., fig. 15).
[19] « Der Blitz » : « Der kurze Sommer bringt glühende Gewitter schwangere Sonnentage. Da lockt der dunkle Waldesschatten das Paar zur Rast ; grell zuckt ein Blitzstrahl und lässt die Ruhenden erschreckt auffahren und ins Freie fliehen » (Ibid., fig. 8).
[20] « Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier » (T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 29).