Fantastique et Fantaisies dans la Forêt
de Bohême
d’Alfred Kubin

- Hélène Martinelli
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Fig. 16. A. Kubin, planche de texte pour Waldgespenst

Fig. 17. A. Kubin, Waldgespenst

Fig. 18. A. Kubin, planche de texte pour Schlangen

Fig. 19. A. Kubin, Schlangen

Fig. 22. A. Kubin, planche de texte pour Zigeunerlager

Fig. 23. A. Kubin, Zigeunerlager

Fig. 24. A. Kubin, planche de texte pour Verendetes
Pferd

Fig. 25. A. Kubin, Verendetes Pferd

Fig. 26. A. Kubin, planche de texte pour Hirschjagd

Fig. 27. A. Kubin, Hirschjagd

      Du reste, ces parallèles sont essentiellement justifiés par la systématisation progressive de la composition des vignettes : les huit dernières planches mentionnées, fonctionnant toujours deux par deux, procèdent de la même manière. Sous le texte, un paysage allongé dont l’horizon est nécessairement bouché par la place consacrée au texte, parfois lui-même intégré au paysage grâce à un encadrement naturel fait de nuages ou de fumée. Deux ou trois personnages habitent le coin droit de ce bandeau paysager et largement décoratif, et ils font la plupart du temps l’objet d’un grossissement dans l’image pleine page qui complète le texte. La dramatisation tient donc aussi à l’effet de gros plan et à la cohabitation d’un plan large et d’une scène choisie pour incarner « l’instant fécond » sinon le paroxysme de la précédente, mais qui la décontextualise, ce qui est aussi un moyen de passer d’une description des mœurs locales à la narration de terreurs légendaires. Cette loi se vérifie dans les vignettes suivantes qui, délaissant les autochtones, se focalisent sur la faune plus ou moins naturelle mais toujours mortelle des environs, qu’il s’agisse de spectres, de serpents ou de chauves-souris.
      Le septième diptyque, intitulé « Spectre de la forêt » (figs. 16 et 17) reprend le principe de gros plan, cette fois marqué par la triple occurrence de la même forme : une araignée entoilée, remplissant l’espace laissé vide par le texte dans le coin supérieur droit, est dupliquée sur la même planche sous forme de gigantesque silhouette arachnoïde, encore que les proportions ne soient pas vraiment essentielles à ces motifs décoratifs. Dans l’image pleine page qui y est associée, c’est une créature sombre à la main crochue qui reprend la même matrice graphique, jouant ici sur la rime visuelle potentielle entre la souche derrière l’araignée géante de la planche précédente et le corps tordu armé de griffes, tandis que les visages des habitants et de leur progéniture continuent de se tordre d’horreur dans l’obscurité oppressante de l’image. De plus, toujours par le biais d’un pronom au référent flottant, le texte interroge indirectement l’image et son spectateur, soulignant sans l’élucider cette homologie :

 

Est-ce une étrange racine rabougrie, un arbre fourchu à moitié mort ou un vrai spectre bien réel qui, menaçant au bord de la route, allonge ses griffes ? Qui pourrait faire la différence ? La jeune mère criant d’angoisse essaie de tirer ses quadruplés hors de la forêt qui s’obscurcit et n’est pas sans danger [21].

 

La rime visuelle rejoue ici l’interrogation qui reste suspendue à l’écrit ; ce procédé de glose suspensive de l’image par le texte revient par la suite dans les vignettes consacrées au « kobold Stilzel » et au « Poisson géant », mais elles sont moins explicitement fondées sur ce jeu d’homographie, d’un fantastique avant tout oculaire [22], entre des éléments naturels et leur revers surnaturel. Du reste, ce phénomène est provisoirement relayé par la question de l’énigme, qui prend elle-même la suite du Sphinx-locomotive inaugural et des mystérieux bûcherons, tandis que, sans perdre de vue la gradation du danger, le texte laconique adopte à nouveau un ton explicatif plus qu’interrogatif :

 

Dépréciés même sous leur forme la plus inoffensive, ils font pourtant aussi partie de l’ensemble et sévissent dans la broussaille des marais et des landes. La morsure venimeuse de la vipère, qui a parfois de lourdes conséquences, ne suffit pas à expliquer la phobie des serpents, universellement partagée, qui est et restera toujours mystérieuse et énigmatique [23].

 

La réduplication du motif du serpent sur les deux planches (figs. 18 et 19) s’opère ici encore comme un passage de « l’autre côté » du réel : le serpent menaçant de la première planche, qui semble justifier la frayeur que le texte qualifie d’inexplicable, mais qui cohabite avec d’inoffensifs animaux, est transposé dans l’ombre sépia de la deuxième planche en grouillement infini. Alors que cela pourrait n’être qu’une illustration du passage de la lande au marais, l’assombrissement et la multiplication des formes serpentines laissent deviner qu’elles grouillent encore dans l’arrière-plan de l’image, parmi les sillons que dessinent les contrastes du brun et du blanc. En outre, la juxtaposition des serpents évoque les nombreux dessins et brouillons de Kubin dans lesquels ce reptile perd de sa valeur iconique au profit d’une valeur, sinon plastique (comme ici, où les formes, teintes et matières dominent), du moins symbolique, dans la mesure où il se transforme en symbole noué de l’infini.
      Si ce paragraphe consacré aux serpents semble détoner par son insertion entre « Le Spectre » et « La Maison des vampires », il annonce en fait le thème du marais, une forme de continuité paysagère étant cette fois établie par le texte et non plus par la seule homogénéité de teinte et de ligne, et qui fait aussi allusion au projet de l’auteur : saisir un « ensemble », un « tout » auquel participe chacun des éléments. Or ces deux caractéristiques s’immiscent aussi dans la description de « La Maison des vampires », par ailleurs plus conforme aux exigences du récit d’horreur, mais qui commence par mentionner un engloutissement dans le marais – revers du surgissement et réinsertion dans le cycle vital de la nature :

 

Evitée craintivement par les habitants de la forêt, abandonnée et sur le point de s’écrouler, elle se trouve au bord du marais et semble ne rien attendre d’autre que de s’y engloutir totalement. Elle fut le théâtre de crimes graves, dont les victimes la hantent pendant la nuit. Mais l’engeance de vampires, qui a depuis longtemps pris possession des locaux, s’y sent bien et aime ces lieux dont l’homme se détourne avec horreur [24].

 

Conformément au texte, les images montrent d’une part un marais (fig. 20 ) et d’autre part une bicoque hantée de chauves-souris (fig. 21 ), animaux qui avaient été annoncées par leurs répliques en miniature alignées à la manière d’une frise au-dessus du texte de la page précédente. Mais c’est sans doute la passion de Kubin pour la faune excentrique et les marais – lieux de son enfance, propices selon lui aux aberrations de l’étrange et ravalant surtout la matière en boue originelle –, qui justifie en revanche la présence d’une pieuvre dans le premier tableau – laquelle se situe au premier plan, qu’elle remplit de son gigantisme.
      Thématiquement, les objets traités ne cessent de faire alterner population et mythes locaux, les trois diptyques suivants incarnant davantage le versant naturel de l’ensemble – à commencer par la référence pittoresque au « Camp de Tziganes » à l’égard desquels Kubin garde une position ambiguë (figs. 22 et 23) :

 

Tziganes, peuple nomade ! A la fois attirant et repoussant ! Chacun surveille ses biens, quand le véhicule bien connu apparaît. L’absence de foyer de ces marginaux inspire la compassion, leur désinvolte insouciance, la jalousie, l’étrangeté de leur nature, l’étonnement. Sont-ils rois ou mendiants ? Ou bien les deux ? [25]

 

L’attention accordée à la population, plus rare en effet que la faune, rapproche ce paragraphe de ceux qui portent sur la « Ferme isolée » ou le « Musicien », tout en y ajoutant le goût de Kubin pour les antithèses et les interrogatives hésitantes – qui invitent à scruter l’image en vain afin d’élucider l’énigme. De même, ce doublet semble reprendre la problématique de la déambulation, sans s’inscrire explicitement dans la logique presque cosmique de réintégration au tout originel.
      Au contraire, le « Cadavre de cheval », comme toutes les créatures animales, s’inscrit dans ce cycle vital en même temps que dans la tonalité morbide qui s’est installée au fur et à mesure des planches (figs. 24 et 25) :

 

Aucune main humaine ne perturbe le cours de la génération et de la corruption en interférant avec lui. La nature a ses propres fossoyeurs. En un court laps de temps, il ne reste plus la moindre trace du cheval qui a fait son temps. Il a achevé le sens de son existence et s’immerge à nouveau dans le cycle éternel [26].

 

L’évocation de la « Chasse au cerf » entre en résonance avec ce motif, en raison de leur mort commune, de la présence d’oiseaux funestes dans la transition d’un doublet de planches à l’autre, et de la disposition des deux diptyques, chacun donnant à voir, en deux scènes distinctes, la vie puis la mort de l’animal (figs. 26 et  27) :

 

Le cerf élaphe est sans conteste le plus noble des habitants de la forêt ; solitaire et inapprochable, c’est un roi en son royaume. Comme les immenses arbres ancestraux, il porte ses bois avec fierté, mais le destin l’atteint lui aussi. Il s’écroule sous le feu du tir habile du chasseur qui abat le héros depuis un poste sûr [27].

 

Toutefois, une fois le parallèle admis, l’intervention de la main humaine, qui laisse présager le destin contre-nature du cerf, au contraire de la réconciliation du cheval rendu à l’humus, paraît d’autant plus discutable. Le propos est souligné par une nouvelle homologie graphique entre les bois du cerf et les arbres, que le texte redouble par la comparaison. Si le premier tableau les confond dans un réseau de lignes, il met aussi en évidence la solution de continuité en quoi consiste l’abattage du cerf, ne serait-ce que par son extraction de l’épaisseur sylvestre et la rotation de ses bois à contresens du paysage.

 

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[21] « Waldgespenst » : « Ist es eine seltsam verkrüppelte Wurzel, ein verästelter, halbverdorrter Baum, oder ein wirkliches, echtes Gespenst, das drohend am Wegrand seine Fänge ausstreckt ? Wer möchte das entscheiden ? Ängstlich schreiend versucht die junge Mutter ihre Vierlinge aus dem dunkelnden Wald zu ziehen, wo es nicht geheuer ist » (A. Kubin, Phantasien im Böhmerwald, Op. cit., fig. 16).
[22] « Le fantastique n’est pas dans l’objet, il est toujours dans l’œil » (E. Hello, « Le genre fantastique », Revue de Paris, 1858-1859, p. 36).
[23] « Schlangen » : « Unbeliebt selbst in ihren harmlosesten Formen gehören sie doch auch zum Ganzen und treiben im Gestrüpp von Moor und Heide ihr Unwesen. Der mitunter folgenschwere Giftbiss der Otter vermag allein die allgemein verbreitete Schlangenfurcht nicht zu erklären, die unheimlich und rätselhaft ist und wohl stets bleiben wird » (A. Kubin, Phantasien im Böhmerwald, Op. cit., fig. 18).
[24] « Das Haus der Vampÿre » : « Ängstlich gemieden von den Waldbewohnern, verwahrlost und dem Einsturz nah steht es am Rand des Sumpfes und scheint nur darauf zu warten gänzlich von ihm verschlungen zu werden. Es war der Schauplatz schwerer Verbrechen, deren Opfer zur Nachtzeit darin umherspuken. Aber das Vampyrgezüchte, das längst von dem Räumen Besitz ergriffen hat, liebt solche Orte und fühlt sich dort behaglich, wo sich der Mensch schaudernd abwendet » (Ibid., fig. 20).
[25] « Zigeunerlager » : « Zigeuner – fahrendes Volk ! Anziehend und abstossend zugleich ! Ängstlich hütet Jedermann sein Eigentum, wenn der wohl bekannte Wagen erscheint. Mitleid erweckt die Heimatlosigkeit dieser Ausgestossenen, Neid ihre unbekümmerte Sorglosigkeit, Staunen das Fremd ihres Wesens. Sind sie Könige oder Bettler ? Oder beides ? » (Ibid., fig. 22).
[26] « Verendetes Pferd » : « Keine Menschenhand greift störend ein in den Ablauf von Werden und Vergeben. Die Natur hat ihre eigenen Totengräber. In kurzer Zeit wird von dem ausgedienten Gaul nicht die geringste Spur mehr zurückbleiben. Er hat den Sinn seines Daseins erfüllt und taucht wieder unter im ewigen Kreislauf » (Ibid., fig. 24).
[27] « Hirschjagd » : « Unstreitig ist der Edelhirsch der vornehmste Waldbewohner, einsam und unnahbar, ein König in seinem Reich. Den uralten Baumriesen gleich trägt er stolz sein Geweih, aber auch ihn erreicht das Geschick. Er bricht im Feuer zusammen unter der wohlgezielten Kugel des Jagdherrn, der vom sichern Stand aus den Recken niederstreckt » (Ibid., fig. 26).