
The Mapping Journey Project : 
  la cartographie à l’état dynamique
- Florence Jou
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Fig. 5. B. Khalili, The 
Constellations, 2011 

Fig. 6. P. Graham, Fuji Fujicolor Super HR400, 
400asa, Beyond Caring, 1984 
      L’improvisation est pratiquée par certains  documentaristes ou cinéastes. Dans un article intitulé « Dérives  improvisées » [24], Gilles Mouëllic fait référence à Maurice Pialat ou  Johan van der Keuken [25] : leur pratique de l’improvisation ébranle la  maîtrise formelle, elle produit un champ de forces. C’est une manière de se  remettre aux choses qui échappent, et de travailler avec les énergies  imprévisibles et inattendues. L’improvisation permet de capter les forces  vitales qui se produisent et qui ne peuvent pas être déterminées au préalable.  Et sans doute, de retrouver une approche poétique du réel : quand  l’individu est en contact avec les éléments, il se joint aux autres flux du  monde. Les migrants transmettent cet élan vital, en irradiant la carte et l’air  de leurs trajectoires. Toujours, dans Mapping Journey #1, le migrant  utilise le présent d’énonciation et les marques du tutoiement, comme s’il  s’adressait directement au spectateur [26]. Il narre des gestes topographiques : les distances  parcourues entre les villes (250 km, 300 km), les références diurnes et  nocturnes, le détail des heures (quand il trouve par exemple un emploi à Milan,  8 h/21 h 30), l’indication du lieu de vie initial et les  déplacements à venir (de Annaba en Algérie, dans un bled où il était plongeur,  vers la Sardaigne, puis Milan, etc.). Il fait rayonner des ébauches de pistes,  des voies qui s’ouvrent et en même temps se perdent. D’autant que Marseille ne  constitue pas un point d’arrivée définitif, et que d’autres trajets pourront  advenir (s’engager dans la légion étrangère ou aller en Suède). Son récit  ressemble davantage à l’invocation d’un jeu de pistes ouvert aux souvenirs et  aux résonances personnelles. Les lieux, noms de villes et de pays, s’irradient,  ils sont remémorés dans une litanie en boucle. ANNABA-MILAN-MARSEILLE…  AL-FASHIR-TRIPOLI-ATHENS-ISTANBUL… Ils  perdent leur caractère anonyme et résonnent dans la géographie même de  l’humain, en prenant corps dans la vie de ceux qui (ra)content. Une carte  verbale est évoquée, proposition à enrichir sans cesse.
      Par le biais de l’improvisation, le récit permet de  générer une tension magnétique propre à la carte. La surface cartographique se  dissout pour se transformer en vibrations : des voix  éphémères emplissent l’air de leurs récits. Comme s’ils libéraient de nouvelles  song-lines, telles les pistes chantées par les Aborigènes d’Australie, qui  traversent leur continent, et auraient été tracées par leurs ancêtres. Pour les  migrants, il s’agirait de chanter un désir de territoire, d’ouvrir des failles  dans une politique de contrôle et de délimitation des frontières, pour pouvoir  ensuite former leur propre territoire. Ils sont en position d’interférence.  Leur voyage se constitue dans le passage d’une surface à une autre, dans les  brèches à trouver pour aller de l’ici à l’ailleurs, de l’opaque à la lumière.
      A la carte du fond normative, Bouchra Khalili  substitue la surface céleste ou maritime dans les sérigraphies The  Constellations,révélant peut-être par là combien il est difficile  de se guider et d’être guidé dans le monde [27] (fig. 5).
Réverbération ?
       L’opacité revêt une certaine importance dans le projet  de Bouchra Khalili. La carte masque la profondeur d’un territoire. Le récit du  migrant s’élabore tel un champ de forces, qui fait émerger des constellations  jusque-là invisibles. Les sérigraphies The Constellations naissent donc  de l’obscurité : huit constellations issues de cartes réactivées  sensiblement, à l’instar de la surface photosensible de l’image photographique.  Leur émergence constitue un acte négatif de révélation. La démarche du  photographe Paul Graham, pour la création de son livre Films [28], pourrait en témoigner. Il a puisé dans les archives  de ses films qui n’avaient pas été exposés ni développés au cours des trente  années de travail en argentique. Il en a sélectionné certains, les a scannés  puis agrandis. De la surface noire, exposée à la lumière, émergent des  constellations aux compositions de couleur variables, aux textures de cristaux  changeantes, etc. (fig. 6). Ces images de constellations enfouies dans la  substance obscure retrouvent tangibilité et proximité.
      Or, il y aurait lieu de les considérer comme des  indices pour leurs potentialités de réverbération, à savoir qu’elles  concentrent « des éléments disparates de l’expérience en une orientation  unificatrice, qui à son tour, ouvre le monde à une expérience d’une plus grande  clarté et d’une plus grande profondeur » [29]. Ces constellations invitent à envisager la  connaissance du monde plutôt comme une exploration intensive, soit une quête de  la mémoire de gestes communs. En effet, se raconter et tracer son trajet se  font écho. La carte redonne de la visibilité au corps du migrant qui marche à  la surface du monde, elle rayonne de la dimension chorégraphique de son  mouvement. Et celui-ci dessine une partition musicale, au travers de cette voix  qui dit, souffle et émet des vibrations dans l’air.
      Chaque constellation est un parcours physique à  éprouver par chaque individu, qui lui-même s’inscrit dans les traces d’autres  corps et d’autres voix.
      The Mapping Journey Project reconsidère la dynamique entre image cartographique et récit. Mise  en relation avec les récits oraux de migrants, la carte est détournée de son  statut de représentation normative pour retrouver une dimension poétique.  Cartes et récits oraux se combinent pour révéler une géographie poétique. Le  territoire s’appréhende à l'échelle d'une mémoire individuelle, jusqu’ici  silencieuse et invisible, qui est réveillée. Chaque migrant inscrit son propre  phrasé spatial par le geste et le souffle. Les mains tracent, elles font  remonter à la surface les trajectoires reliant les corps aux territoires. Les  paroles ouvrent des voies vers les souvenirs et les trajets possibles à venir. 
      Les  récits lacunaires des migrants sont ponctués essentiellement de noms de lieux.  Le recours à la toponymie provoque une érosion spatiale : les noms propres  se détachent et impulsent un mouvement vers l'imaginaire. Le territoire devient  un réservoir d’histoires vécues et un champ d'intensité traversé par des lignes  vibratoires. The Mapping Journey Project réactive une pluralité de  constellations latentes.
[24] Dans J.-P. Criqui, L’Image-document, entre réalité et fiction,  Paris, Le Bal, Images en manœuvres, 2010.
        [25] On peut citer ici les propos de Van der Keuken :  « Je suis un cinéaste qui improvise. Improviser existe aussi pour les  images. Pour moi, improviser et ne pas improviser constitue une opposition  beaucoup plus importante que, par exemple, documentaire et fiction. Pour moi,  ce second type d’opposition ne fonctionne pas. Mais improviser, ça c’est une  catégorie réelle ».
        [26] T. Ingold, Une brève histoire des lignes, Op. cit. Anouveau,  le récit dessine un croquis cartographique, en relation avec son contexte oral  d’apparition : « La plupart des croquis cartographiques naissent  généralement dans un contexte d’histoires orales, lorsque les hommes racontent  soit leurs propres voyages, soit les voyages de personnages légendaires ou  mythiques, souvent pour indiquer des chemins et des directionsque les  autres pourrontsuivre à leur tour » (p.111).
        [27] T. Roeskens, A propos de quelques points dans l’espace, Marseille,  Al Dante, 2014. Pour un projet de film en Seine-Saint-Denis, Till Roeskens  éprouve le besoin et la nécessité d’être guidé : ce sont les habitants de  la banlieue qui sont les gardiens des pistes et qui chantent les chemins. Roeskens  fait d’ailleurs référence au livre Song-Line, le chant des pistes de  Bruce Chatwin, qui l’accompagne dans sa démarche.
        [28] P. Graham, Films, London, Mack, 2012.
[29] T. Ingold, Marcher avec les dragons, Op. cit.,  p. 33.
