De la mise en scène caricaturale du discours
de surnomination politique en Côte d’Ivoire :
une étude de cas

- Dorgelès Houessou
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Fig. 1a. Voodoo Communication,
Alassane Ouattara Président, 2010

Fig. 1b. Sportsphoto Ltd/
Allstar, Man of steel, 2013

Fig. 2a. Hergé, Tintin au Congo, 1946

Fig. 3. Anonyme, Pour faire du bon pain..., s. d.

Fig. 4. Anonyme, Le Retour du Boulanger,
Saison 2
, s. d.

Fig. 5. Anonyme, Charles Blé
Goudé en Charlie Chaplin
, s. d.

      La première image (fig. 1 ) est construite à partir de la substitution du visage du super-héros (fig. 1b) à celui que le candidat Alassane Ouattara arbore sur une affiche de campagne de 2010 (fig. 1a). Le photomonteur y a ensuite inséré une partie de l’arrière plan d’une image extraite d’une adresse à la nation d’Alassane Ouattara notamment le drapeau national auquel les dorures de lambris semblent fournir un mât en fig. 1. Ces sélections paradigmatiques n’étant guère fortuites traduisent bien une évolution de statut chez Ouattara : le candidat qu’il était, confiant et plein d’assurance (sourire prononcé et bras croisés, fig. 1a) a su déjouer les travers de l’obstacle Laurent Gbagbo pour diriger la Côte d’Ivoire (drapeau aux couleurs nationales, fig. 1c ) et consolider son pouvoir à travers l’alchimie du bâton (force/violence connotés par le corps musculeux du super-héros) et de la carotte (sourire séducteur et amadoueur). La réussite du contrepet opère ici par rupture disjonctive du récit biographique aussi bien du super-héros que d’Alassane Ouattara car si ce procédé laisse deviner le politique sous la cape de son alter égo dans la vie réelle, l’inverse est aussi possible de sorte que le lecteur considère le super-héros dans la diégèse cinématographique comme doté de la détermination, du courage et de la force de l’homme politique.
      La seconde image (fig. 2 ) est un doublon de l’image souche primaire (fig. 2a) pour laquelle la permutation a porté essentiellement sur les appellations « Tintin/Magellan » et sur le faciès des deux sujets sus désignés. L’impossibilité de déterminer l’image souche secondaire (fig. 2x) est liée à la taille de celle-ci dans le plan d’ensemble choisi qui assure certes la figurativité du sujet Alassane Ouattara (condition suffisante ici avec la célébrité de la couverture de BD) mais qui ne permet pas suffisamment de points de références à comparer avec une banque d’images en ligne. L’image connote d’emblée le caractère aventurier d’Alassane Ouattara, ce globe-trotter qui s’il est accusé de dilapider les biens publics en des voyages multiples et vains, rétorque qu’il est bel et bien un aventurier soucieux de réaliser l’exploit d’une gouvernance émergente, fut-ce au péril de sa santé mise à mal par de si nombreuses pérégrinations. Ici encore le contrepet aboutit perlocutoirement si le lecteur établit cognitivement le second terme de la permutation. Il s’agit certes de renvoyer systématiquement au politique et à son image lorsque l’on se trouve en présence de l’aventurier, mais aussi et surtout d’imaginer la tête de ce dernier en lieu et place de celle du chef d’Etat dans la vie réelle. C’est tout l’enjeu de la cocasserie du contrepet.

      Elle porte sur l’assimilation attributive de qualités propres à un individu donné à un autre. Ainsi en fig. 3 Laurent Gbagbo (thème) est littéralement identifié à un boulanger (phore). En fig. 4 le même sujet (thème) est défini comme étant un démon des enfers (phore). En fig. 5 Charles Blé Goudé (thème) est pris pour le malheureux prisonnier joué par Charlie Chaplin (phore). Ces égalités voire ces confusions identitaires sont motivées par une série de sèmes spécifiques :

 

Images

Thèmes

Sèmes

Phores

fig. 3

 Laurent Gbagbo

 /habileté/ /courtoisie/ /professionnalisme/

 Boulanger

fig. 4

 Laurent Gbagbo

 /espièglerie/ /avidité/ /manipulation/

 Démon des enfers

fig. 5

Charles Blé Goudé

 /drôlerie/ /charisme/

 Charlie Chaplin


      La première image (fig. 3) figure donc que Laurent Gbagbo est habile politicien. Un artiste autant que le boulanger est artisan. Courtois, disponible et attentionné comme le laisse voir la mine du sujet iconique ! Ce sont là bien sûr les attitudes qui rassurent la clientèle du boulanger autant que les administrés du politique. L’on notera aussi son professionnalisme illustré certes par la combinaison qui recouvre ce boulanger si particulier et la propreté de ses locaux presque flambant neuf, mais aussi et surtout par la qualité visuelle du pain servi. Ce souci de séduction le lie d’emblée au second phore (fig. 4). Le malin est aussi appelé « le séducteur » en raison de sa grande propension à la manipulation des esprits faibles. Aussi, tout démon des enfers digne de ce nom est espiègle autant qu’un farfadet et glouton. Ces traits axiologiques si populaires sont visibles par déduction si l’on considère le sourire flagorneur affiché par le sujet iconique comme la preuve de son espièglerie et (cause logique d’une dentition peu soignée [21]) de sa gloutonnerie qui transposée dans le jeu politique s’est traduit par le souci de longévité présidentielle car il fut candidat à sa propre succession après dix ans de pouvoir. Cet exemple révèle que les messages scripto-visuels ont fortement participé aux procédés de diabolisation mis en œuvre dans le cadre de la crise ivoirienne. L’on notera enfin que l’espièglerie reprochée à Laurent Gbagbo par l’opposition alors qu’il était chef d’Etat a surtout consisté en l’organisation de manifestations de soutien à sa cause en vue de démontrer sa popularité plutôt que de proposer des solutions concrètes pour la gestion du pays. Dans ce contexte, Charles Blé Goudé (fig. 5) fait figure de cheval de proue tant sa capacité à mobiliser des foules était grande. Il a même hérité du surnom de « Général de la rue » pour cette raison. L’on comprend mieux en quoi le surnom de Charlie Chaplin lui colle à la peau car, par transfert métaphorique, il allie, comme l’acteur américain, drôlerie et charisme selon ses détracteurs. Non pas au sens noble de ces deux expressions mais en tant qu’amuseur public actionné par Laurent Gbagbo pour manipuler les masses. Ce qu’il réussit toujours avec brio au point que son aisance oratoire nourrissant son charisme lui est reprochée par les avocats à charge de la CPI.

      La fig. 4 est un bel exemple d’antithèse. En effet l’un des surnoms les plus populaires de Laurent Gbagbo est « le Woody de Mama », autrement dit « le brave de Mama ». Ce surnom mélioratif fait cependant l’objet d’une altération ironique qui lui colle à la peau car Laurent Gbagbo répond aussi au surnom « le Christ de Mama ». Si courage et détermination justifient le premier cité, c’est en revanche la religiosité de l’homme qui est tournée en dérision dans le second cas. Laurent Gbagbo s’affirme chrétien de première heure et proche des milieux évangéliques. Ses adversaires soucieux de contester sa sincérité et sa dévotion, voire la rectitude de ses convictions religieuses, construisent iconiquement une antithèse en permutant l’image mentale associée au surnom « Le Christ de Mama » à cette image concrète de lui figurant plutôt « Le Diable de Mama ». La diabolisation ici établie est d’autant plus réussie que de nombreux médias internationaux en font cas. On citera par exemple deux extraits du journal Le Monde :

 

Entre son église de la commune de Yopougon à Abidjan, Shekina Glories Ministry, et le palais présidentiel où le « mystique » s’était mué en conseiller politique et missi dominici du « messie » Gbagbo à l’étranger au plus fort de la crise ivoirienne, Moïse Loussouko Koré a vu son influence protéiforme instrumentalisée par le stratège politique qu’était Gbagbo. Et non l’inverse cette fois-ci [22].

On peut souhaiter que rien n’attente à sa vie parce qu’il est dans une logique messianique. Elle consiste à penser que son meilleur sort serait d’être tué en martyr, mais cela rendrait impossible la réconciliation ivoirienne. Il ne faut surtout pas tuer ces gens-là, parce qu’ils sont dans une logique sacrificielle comme s’ils voulaient s’inscrire en holocauste pour le peuple dont Laurent Gbagbo dit être le représentant élu, pas seulement par les hommes, mais par Dieu [23].

 

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[21] La dentition désavantageuse pour le sujet iconique n’est guère du fait du photomonteur. Elle précède une intervention chirurgicale qui a fait grand bruit car il fut reproché au président de la République d’avoir effectué un voyage au Maroc au compte des contribuables pour une chirurgie esthétique (voir l’article “Voyages incessants au Maroc chez son dentiste : De quoi souffre au juste M. Gbagbo ?”, Le Nouveau Réveil, n°2568, 12 juillet 2010). On lui retrouve bien après une dentition plus élégante.
[22] Pour en savoir plus, lire l’article « “Nouveaux christianismes” (3/5) : être chef d’Etat et évangéliste », Le Monde, 7 juillet 2015.
[23] Voir l’article « Laurent Gbagbo est dans la position du martyr », Le Monde des religions, 8 mars 2011.