Maurice Denis et l’art de l’illustration :
de l’« ancien missel » à un nouveau
langage décoratif

- Andreea Apostu
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      Le symbolisme de jeunesse encore perceptible dans les illustrations presque immatérielles de L’Imitation de Jésus-Christ (dont quelques sujet seront aussi transposés en couleurs dans les toiles du peintre), fera place à un style beaucoup plus traditionnel et archaïsant dans Les Petites fleurs de Saint François d’Assise, paru dans une édition de luxe en 1913, suivie par une édition populaire, en noir et blanc. Dans sa préface à l’édition en noir et blanc, André Pératé, le traducteur du recueil, explicite longuement la démarche entamée au côté de Maurice Denis de réaliser une édition illustrée des Fioretti. A la différence de L’Imitation, qui fut constamment enluminée ou illustrée à travers les âges, les Fioretti n’avaient jamais joui d’un manuscrit ou d’une édition riche d’un point de vue iconographique. C’est ce vide esthétique que Maurice Denis tente de combler à travers ses images en couleurs mises en page par le graveur Jacques Beltrand, qui évoquent « le souvenir des grands manuscrits du Moyen Age » [32]. Mais ce volume étant rare et coûteux, André Pératé et Maurice Denis éditent une version en noir et blanc, « dans le goût du XVe et du XVIe siècle » [33], plus austère, et avec un nombre plus réduit de dessins.
      Entre les trois programmes d’illustration déjà analysés et celui des Fioretti, on remarque d’emblée un changement important de la manière. Si les trois premiers jouissent d’une certaine unité stylistique, placée sous le signe du néo-traditionnisme des Nabis, le quatrième traduit les recherches personnelles de Denis, après la dissolution du groupe et son retour à ce qu’il appelle « un nouvel ordre classique » [34], moins frondeur et courageux dans ses expérimentations plastiques. Moins dramatique et synthétiste, plus naturaliste, le programme des Fioretti ressemble davantage aux toiles qu’aux manuscrits de la première Renaissance. Les personnages ont une plus grande corporéité et l’artiste se soucie beaucoup plus de la perspective et des acquis de la Renaissance italienne. Le paysage fait d’ailleurs irruption dans ces « miniatures », un paysage qui n’est plus indéterminé ou imaginaire, comme auparavant, mais facilement identifiable : celui de l’Italie.
      André Pératé mentionne d’ailleurs, dans sa préface, que

 

Maurice Denis y a mis, avec les gestes mêmes du saint et de ses naïfs disciples, toute la nature si ardemment aimée, les vignes et les oliviers d’Assise, et les cellules taillées dans le roc des Carceri, et les collines plus après et austères des Marches, et les falaises et la haute forêt de l’Alverne. Pèlerin pieux, comme notre cher Joergensen, il a visite tous les sanctuaires franciscains, il a suivi les pas du Poverello ; mais ses notes furent les rapides et fraîches aquarelles de ses carnets de route. Puis de quel zèle, de quel courage il conduisit ses petits tableaux ! [35]

 

      Toujours selon Pératé, Maurice Denis « a renoué la tradition interrompue ; il s’est fait le contemporain de Giotto ; et avec quelle ingénue et malicieuse tendresse d’une âme toute moderne ! [36] ». Selon nous, c’est justement la modernité symboliste qui fait défaut dans les illustrations de Denis, car elles quittent l’abstrait des arabesques en faveur de la concrétude d’une représentation naturelle des scènes. Le symbole, religieux notamment, est toujours présent dans plusieurs « miniatures », mais l’éloignement de son esthétique de jeunesse nous semble manifeste. Il ne s’agit plus, dans ce cas, d’une religion de l’art, dont la vérité reste toujours mystérieuse, impénétrable et difficile à nommer, mais d’un art religieux, moins indéterminé et plus fidèle à la tradition. La particule « néo » du néo-traditionnisme se voit pas la suite mise dans un coin d’ombre et ce sera progressivement le cas non seulement des illustrations de Maurice Denis, mais aussi de ses toiles. La déformation et la dynamique expressive des lignes, que nous avons pu constater dans Sagesse, Le Voyage d’Urien et L’Imitation de Jésus-Christ cèdent la place à des expérimentations plus posées et moins spectaculaires.
      L’image n’est plus l’athanor qui simplifie et éternise dans ses lignes expressives le texte, mais plutôt sa traduction sans dépassement et sans broderies plastiques ou sémiques. On peut par la suite constater que la vision de Maurice Denis de créer une synthèse entre l’ancien et le nouveau, où le manuscrit médiéval et de la Renaissance devait être le catalyseur d’un nouveau langage plastique, ne semble s’accomplir en partie que dans ses projets de jeunesse, qui coïncident avec son adhésion aux Nabis et à leurs principes. Dès que le groupe disparaît et les liaisons s’affaiblissent, chaque membre cherchera sa propre voie, s’éloignant parfois du projet initial qui les avait tous réunis. Dans le cas de Maurice Denis on remarque un abandon graduel de la synthèse picturale des formes et des couleurs, premier pas vers l’abstraction, en faveur d’un nouveau classicisme, sans excès. La religion de l’art, dont il se considérait le prophète, est remplacée par un art religieux chrétien. Au lieu des articles-manifestes, il élabore dans les années 1910 des conférences sur la nécessité d’un renouveau de l’art sacré catholique. De son ambitieux projet de renouveler l’art dans son entier et de sacraliser avec ses « icônes [37] » le monde, Denis préfèrera désormais se limiter au champ déjà consacré de l’art religieux et de donner une formule de cet art propre aux temps modernes.
      Dans la relation texte-image, cette intention se traduira par un passage du principe des correspondances et du parallélisme corrélatif à une illustration au sens traditionnel du terme. La rythmicité et l’indépendance radicale, qui faisaient du Voyage d’Urien un précurseur du livre d’artiste, est remplacée presque complètement par le mimétisme et la subordination au texte. Il n’y a plus d’éléments proprement dit flous sémantiquement dans les images qui accompagnent les Fioretti. La lumière qui baigne l’espace italien semble pénétrer jusqu’au cœur des équivalences hermétiques du symbolisme, qu’elle éclaire et rend compréhensibles. Et, en fin de compte, le manuscrit médiéval n’est plus un catalyseur riche en possibilités d’un art nouveau, mais un modèle à imiter. L’Imitation de Jésus-Christ devient une imitation (et non plus une source d’inspiration) moins féconde des modèles anciens.

 

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[32] A. Pératé, « Préface », dans Les Petites fleurs de Saint-François d’Assise, Paris, Librairie de l’Art Catholique, 1933, p. 19.
[33] Ibid.
[34] Voir M. Denis, Théories, 1890-1910 : Du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, Op. cit.
[35] A. Pératé, « Préface », Op. cit., p. 18.
[36] Ibid., p. 19.
[37] Les Nabis utilisaient le mot « icônes » pour désigner leurs toiles. v. Maurice Denis, Journal, Op. cit. ou Claude Jeancolas, La Peinture des Nabis, Op. cit.