Maurice Denis et l’art de l’illustration :
de l’« ancien missel » à un nouveau
langage décoratif

- Andreea Apostu
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Fig. 7. M. Denis, La Tentation du Christ, 1903

Fig. 8. M. Denis, Le Christ rencontre sa mère, 1903

Fig. 9. M. Denis, Pater dimitte illis, 1903

      Au lieu des vastes instantanés marins qui ouvrent le texte de Gide, Maurice Denis esquisse un paysage plutôt clos, tout aussi clos que les paupières du jeune homme, une forêt de troncs allongés, sans couronne, coupée par un chemin initiatique où deux silhouettes sont prêtes à s’aventurer. L’ambiance végétale pourrait être un clin d’œil à la fois à Dante et à Baudelaire : d’une part, la forêt, avec ses colonnes de bois vivant, ressemble à un labyrinthe où l’individu erre continuellement à la quête de soi-même et du salut, tout comme dans l’Enfer du poète italien (c’est d’ailleurs avec la sortie d’une forêt trompeuse que la première partie de la Divine Comédie commence) ; d’autre part elle renverrait à l’épaisse forêt de symboles baudelairienne, où « des vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles » et où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » [28].
      Des volutes subtiles et mystérieuses du symbolisme, dont il fait l’expérience dans Sagesse et Le Voyage d’Urien, Maurice Denis se tournera au début du XXe siècle vers l’illustration d’ouvrages religieux anciens. Nous analyserons deux cas de figure qui, selon nous, sont les pendants des programmes picturaux décrits jusqu’ici et qui ont visé des œuvres soi-disant profanes, quoiqu’elles ne soient pas dépourvues d’un certain mysticisme et d’un sentiment du sacré propre à l’esthétique symboliste. Après avoir essayé de créer un langage plastique nouveau à travers la mise en image d’œuvres immédiatement contemporaines, le « nabi aux belles icônes » tentera de ressusciter des textes anciens et de les adapter à la sensibilité moderne. Mais on notera que, progressivement, en se penchant sur l’illustration de ces textes, la visée symboliste et innovatrice de sa démarche diminuera, marquant un retour à des formules plus archaïsantes, plus proches de ses sources d’inspiration, les manuscrits du Moyen Age et de la Renaissance. Nous allons suivre cette évolution à travers deux projets mis sur pied à presque une décennie de distance : L’Imitation de Jésus-Christ, imprimé par Ambroise Vollard en 1903 et Les Petites fleurs de Saint François d’Assise, imprimé en 1913.
      Les deux ouvrages sont des recueils anonymes datant à peu près de la même période, la fin du XIVe siècle (peut-être début du XVe siècle pour L’Imitation) et connaissant, à travers les âges, une grande circulation et popularité. L’intérêt pour L’Imitation à l’époque de Denis était encore important, si on tient compte du fait que Léon Curmer l’imprime en 1856-1858 en guise de florilège contenant les reproductions en couleurs des miniatures médiévales les plus réussies [29] et que le recueil est aussi illustré selon le goût du XIXe siècle par des peintres ou illustrateurs comme Horace Vernet, Tony Johannot, Henry Lévy ou Jean-Paul Laurens. Lorsqu’il analyse quelques illustrations de Maurice Denis dans un article publié dans la revue Image, André Mellerio blâme les éditions précédentes, dont les images n’étaient que des « banales estampes d’une pauvre piétaillerie froide de sacristie », « des productions d’illustrateurs à la mode, adaptées quelconquement entre deux publications frivoles d’ordre irrémissiblement opposé », « des imageries inintelligentes et incompréhensives », faisant preuve d’un « sentiment pénible de ridicule, presque blasphématoire des choses saintes touchées par des mains ignoramment maladroites ou indifféremment profanes » [30].
      D’après lui, seul le programme de Denis traduit plastiquement la dualité profonde de L’Imitation, qui fait osciller l’esprit entre le dedans et le dehors, entre le monde et le renoncement au monde en faveur du Christ. Il transpose cette dualité travers l’austérité poignante de ses gravures en noir et blanc, où les « harmonies graduées de ton » [31] et la multiplicité des lignes étaient les correspondances des nombreux états d’âme du croyant, toujours partagé entre l’ici-bas et l’au-delà. En effet, à la différence de Sagesse ou du Voyage d’Urien, Maurice Denis juxtapose d’amples taches noires et blanches, accentuant ainsi le dramatisme qui régit l’âme (figs. 7 et 8). L’économie des lignes et des détails donne l’impression d’une suprême limpidité de la composition, purifiée des volutes en relief de la chair. Tout devient alors mouvement, aspiration, élan vers autre chose dans ces gravures où les silhouettes s’allongent et ondoient à la manière des arabesques dépourvues de corporéité. Dans L’Imitation de Jésus-Christ, Maurice Denis met à l’œuvre les enseignements du symbolisme ou du néo-traditionnisme dans le registre de l’art religieux. Mais, d’après nous, il ne s’agit pas encore, comme ce sera le cas plus tard, dans les Fioretti, d’un art religieux proprement dit, mais d’une religion de l’art, où les lignes expressives de la peinture sont celles qui invoquent l’absolu, à la place du sujet dépeint.
      Dans la représentation du Christ cloué sur la Croix et de la mise en place de celle-ci sur Golgotha, par exemple, tout concourt à suggérer le mouvement (fig. 9). Aussi bien le terrain que les silhouettes de ceux qui participent à monter la croix marquent un mouvement ascensionnel, comme si le Christ était déjà à mi-chemin entre l’ici-bas et l’au-delà. La Résurrection est donc en quelque sorte entrevue dans cette image où le corps blanc du Christ se trouve dans un contraste évident avec les silhouettes noirâtres des autres personnages. Fait significatif, il est représenté seul, sans les deux larrons, comme un axis mundi autour duquel a lieu l’ordonnancement du monde. Ce statut d’omphalos est amplifié par les lignes noires qui sillonnent la terre au-dessous de la croix, esquissant un demi-cercle en guise de centre de l’univers. La position oblique de la croix suggère, quant à elle, l’oscillation, le moment critique où l’humanité semble chanceler sur les bords du gouffre, du crime suprême : le déicide. Mais les mots inscrits à droite, « Pater dimitte illis », annoncent déjà la rédemption de tous les péchés, signification ultime du sacrifice christique. Le drame de la scène est mis en valeur non seulement par le contraste entre le noir et le blanc, mais aussi par l’opposition des lignes verticales, désignées par les silhouettes humaines, la croix, le Christ, le paysage, et les lignes horizontales du ciel.

 

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[28] Ch. Baudelaire, « Correspondances», dans Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 11.
[29] Ph. Kaenel, Le Métier d'illustrateur (1830-1880), Op. cit., p. 45.
[30] A. Mellerio, « Une Illustration pour L’Imitation de Jésus-Christ », dans Image, no 10, 1897, pp. 306-308.
[31] Ibid., p. 309.