Maurice Denis et l’art de l’illustration :
de l’« ancien missel » à un nouveau
langage décoratif

- Andreea Apostu
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Fig. 1. P. Verlaine, poème XIX, 1911

      Avant de passer à l’analyse de l’applicabilité des théories de Maurice Denis à ses œuvres, nous voulons souligner encore un aspect important de sa vision. Au lieu de mettre au premier plan l’œuvre littéraire, le nabi privilégie le livre en tant qu’objet esthétique. Il ne s’agit plus, par la suite, de se mettre au service de la littérature, mais au service du livre en tant qu’objet matériel et œuvre d’art à part entière. Cette autonomisation est liée en grande partie au propos néo-traditionniste de sanctifier la nature et le monde à travers l’art et d’intégrer le plus grand nombre d’objets dans cet espace sacré. La décoration pouvait toucher, grâce à sa capacité de recouvrir une grande variété de surfaces, tous les menus objets du quotidien et les Nabis s’adonnent avec ferveur à l’ornementation de meubles, paravents, panneaux, tapisseries, verrières domestiques, éventails, papiers-peints, afin de sacraliser le vécu. Similairement, Maurice Denis envisage de faire sortir le livre du monde typographique et quasi-industriel et de le faire entrer dans celui de l’art, de faire de lui non plus un passe-temps anodin, mais un instrument de connaissance hermétique et mystique, qui ne doit pas être seulement lu, mais aussi vu et contemplé, comme il l’avait été au Moyen Age.
     Ces propos très ambitieux, que nous venons brièvement d’expliciter, seront en partie perceptibles dans le projet d’illustration contemporain à la rédaction de l’article-manifeste, qui devait accompagner le recueil verlainien Sagesse. Elaboré à partir de 1889, il ne verra le jour qu’en 1911, dans une édition mise au point par Ambroise Vollard, avec le concours du graveur Jacques Beltrand [19].
      En feuilletant ce recueil, un lecteur qui aurait lu tout d’abord le texte théorique de Denis serait surpris de constater l’inconséquence de la mise en œuvre des idées énoncées ; il serait avant tout surpris par l’absence de la décoration marginale similaire aux marginalia médiévales, ainsi que d’autres traits iconographiques spécifiques aux « anciens missels », comme les initiales filigranées ou peintes (historiées, ornées ou champies) ou les bordures, antennes et encadrements auxquelles elles donnent le plus souvent naissance [20]. On ne retrouve même pas la miniature dans sa formule classique, rectangulaire, insérée dans le texte en guise de pause iconographique et instructive. Mais, malgré l’absence de ces éléments sous leurs formes consacrées, on en retrouve des traces qui attestent leur influence sur l’esthétique denisienne. Même si elle ne découle plus d’une initiale peinte (fig. 1), la bordure accompagne toujours le texte, sur la partie gauche de la page, quelques fois comme une superposition de scènes, d’autres fois comme une seule scène allongée et filiforme, étendue sur presque toute la verticale de la page. Ce positionnement à gauche, sans « contact » directe, physique, avec le texte (la bordure ne découle plus d’une intervention plastique sur le corps de la lettre) donne une sorte de prééminence à l’image dans l’ordre de la lecture (qui se déroule, dans la tradition occidentale, de gauche à droite) et, implicitement, de la connaissance. L’illustration précède par la suite le poème et l’annonce, comme une « prophétie » plastique des sens littéraires.
      Les images partagent, d’ailleurs, avec les prophéties bibliques un caractère sibyllin, aux significations opaques. Fidèle au principe symboliste de la suggestion, Maurice Denis ne dévoile presque jamais explicitement les intentions du texte ou de la peinture. Les sens possibles s’accumulent parfois dans une broderie plastique, une presque « broderie d’arabesques ». Car, il faut convenir, Maurice Denis ne se rapprochera jamais dans le projet d’illustration de Sagesse de l’idéal énoncé dans son article-manifeste. Les dessins oscillent toujours entre le figuratif et le non-figuratif, rappelant, sans jamais l’accomplir pleinement, à travers la simplification des lignes et des couleurs et leur disposition, la rythmicité abstraite de son desideratum théorique.
      La bordure qui accompagne par exemple le dix-neuvième poème du recueil verlainien (Voix de l’Orgueil : un cri puissant comme d’un cor, fig. 1), témoigne de cette oscillation entre la référentialité et la non-référentialité. L’image, tout comme le texte verlainien, s’articule autour de l’opposition entre les voix terrestres du péché (de l’orgueil, de la haine, de la chair) et la voix céleste de la prière. Afin d’accentuer cette dualité, Maurice Denis choisit de placer deux figures féminines divergentes à l’extrémité gauche et droite de l’encadrement. En bas, à gauche, on remarque ainsi une figure féminine aux épaules dénudées, séduisante, qui porte son regard directement sur le lecteur. Au-dessus de sa tête se déploie ce qui ressemble à un chapeau, dont les contours se fondent dans la vision infernale de l’illustrateur. L’« histoire » dépeinte par l’encadrement semble ainsi surgir de la chevelure et du chapeau de cette femme, incarnation peut-être de la coquetterie et des pulsions charnelles du monde d’ici-bas.
      Pour illustrer les voix de l’orgueil, de la haine ou de la chair mentionnées dans le poème, Denis utilise des « chaînes » humaines, enlaçant les corps nus de jeunes femmes aux cheveux ébouriffés, proches de l’iconographie du Jugement dernier ou des tourments dantesques [21]. Deux de ces fils humains ont un parcours descendant – les cheveux des femmes sont étirés vers le haut, leurs corps tordus par une chute vertigineuse. Pour colorer ce spectacle de la défaillance, Denis utilise le rouge mêlé d’or, qu’on retrouve dans les premiers vers du poème : « Voix d’Orgueil : un cri puissant comme d’un cor./Des étoiles de sang sur des cuirasses d’or./On trébuche à travers des chaleurs d’incendie ». C’est sans doute cette image qui a suscité chez Denis l’analogie avec les tourments infernaux, les deux couleurs lui permettant aussi de souligner encore davantage la bipolarité de la composition, qui oscille entre l’Enfer et le Paradis.
      Vers le milieu de l’encadrement, on remarque plusieurs silhouettes noires, à la tête couverte, dont le parcours ascensionnel annonce la possibilité du salut, pleinement matérialisé dans le registre supérieur de l’image, où des jeunes femmes toujours enlacées, dont les cheveux ne sont plus ébouriffés par la chute démoniaque, s’élancent vers la Prière, incarnée par une silhouette blanche, placée à l’extrémité droite de l’encadrement. Emportées par ce mouvement purificateur, les femmes perdent leur sexualité, gagnant des corps androgyniques, expression de leur émancipation par rapport à la chair. Tout l’arrière-plan du registre supérieur est d’ailleurs doré, l’or n’étant plus celui de l’orgueil, mais de la divinité, tout comme dans les manuscrits médiévaux, où les fonds dorés annonçaient la présence d’une scène sacrée.

 

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[19] Voir Cl. Jeancolas, La Peinture des Nabis, Op. cit. ou F. Canovas, « From Illustration to Decoration: Maurice Denis’s Illustrations for Paul Verlaine and André Gide », dans Models of Collaboration in Nineteenth-Century French Literature : Several Authors, One Pen, sous la direction de Seth Whidden, Farnham, Ashgate Publishing, 2009.
[20] Voir O. Pächt, L’Enluminure médiévale, trad. Jean Lacoste, Paris, Macula, 1997.
[21] Les chaînes humaines nous ont fait penser surtout au tourbillon qui emporte, dans la Divine Comédie de Dante, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, coupables d’un amour charnel illégitime.