La trame sonore du roman français
contemporain : Antoine Volodine
et Jean Echenoz

- Magali Riva
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      La scène commence par l’énumération des sons perçus par l’un des personnages :

 

Appuyée contre la balustrade, Nicole décortique la bande-son, identifie les bruits proches et lointains, un par un. Appels de mouettes mélancoliques, gargarismes de pigeons démarqués, piaillements de moineaux de plus petite cylindrée, hyménoptères en train de vrombir dans le seringa. Fil d’un 747 en vol vers l’horizon meilleur, grésillement du trafic sur la route de corniche. Exclamations d’un type en bas de la rue qui en aide un autre à garer son fourgon [40].

 

Les bruits familiers et identifiables de cette « bande-son » sont graduellement remplacés par des grondements que Nicole attribue d’abord à des moteurs, puis à Bill qui se trouve derrière elle ; mais ces bruits vont en s’amplifiant sans qu’il ne soit dorénavant possible d’en déterminer la source :

 

[Les] moteurs grondent par brefs à-coups nerveux, Bill commence lui aussi de gronder sourdement derrière Nicole. Puis on dirait que surgissent d’autres grondements profonds, mais d’où surgissent-ils donc, d’où provient celui-là bien plus profond que les autres au moment même où Nicole vient de perdre l’équilibre, avant de basculer définitivement [41].

 

En utilisant le bruit pour annoncer le tremblement de terre, Echenoz nous garde un instant avec les personnages dans l’incompréhension. Le bruit non seulement annonce le tremblement de terre, mais il le matérialise d’une certaine façon. C’est essentiellement par la description sonore que le tremblement de terre est représenté : « Au loin, dans la ville entière, un concert d’alarmes s’est encore déclenché, toutes variétés de sirènes superposées, confondues, trilles suraiguës, jus de klaxon aigre, oui oui plaintifs répétitifs, cucarachas couinées […] » [42]. Le départage du son et de l’image contrecarre la dimension tragique que devrait prendre ce type d’événement : l’attention portée aux bruits ambiants, leur décorticage minutieux et imagé détournent le récit de la catastrophe qui s’y trame. Cette attention devient telle que les bruits du tremblement de terre prennent une dimension esthétique :

 

[…] sur la ligne de basse des rugissements sismiques s’élèvent des chœurs de cris, le crépitement vorace des premiers incendies, les piailleries des sirènes et le contrepoint des cloches de la Major et de Saint-Victor, des Réformés, de Notre-Dame-du-Mont-Carmel, sonnaille ivre morte qui ne respecte plus rien, l’angélus ni le tocsin, qui emmêle vêpres et matines avant qu’à leur tour, suivant la propagation de l’onde, l’un après l’autre se renversent les clochers. Et notez bien que depuis que les choses ont commencé de trembler, neuf secondes seulement se sont écoulées. Notez [43].

 

Ici encore, la description sonore ne sert pas le réalisme du récit, mais transforme plutôt la catastrophe en symphonie dans une sorte d’ivresse descriptive. De plus, elle permet à Echenoz de distendre la scène : la durée du tremblement de terre, très brève comme le fait subtilement remarquer le narrateur, est ainsi amplifiée.
      La prédominance du sonore, et particulièrement du hors champ sonore dans les romans de Volodine est encore plus prégnante, puisque plusieurs scènes de Dondog et de Bardo or not bardo se déroulent dans le noir. Ainsi Dondog, le personnage éponyme du roman, est un Ybür, un amnésique rescapé des camps qui tente de retrouver sa mémoire pour se venger des gens qui l’ont fait souffrir. Son premier témoignage concernant l’extermination dont son peuple a été victime le ramène à son enfance alors que, tapi avec les siens dans une péniche et ne pouvant que deviner, par les bruits du dehors, ce qui est en train de se tramer, il attend que cesse le massacre. Tout est noir, à l’intérieur de la péniche comme à l’extérieur ; ce massacre ne nous parvient que par bruits étouffés, éloignés. Lorsqu’il se le rappelle, Dondog insiste sur le noir, l’absence d’images : « Tout le monde scrutait le silence » [44].
      Même chose lorsque plus tard Dondog se retrouve dans un logement miteux de la cité avec un certain Marconi, un aveugle avec qui il entretient une relation ambiguë. Cette cité n’est représentée que par les bruits lointains qu’elle émet :

 

[Parfois] de Cockroach street arrivaient des échos de voix et même des rires. Une porte s’ouvrait, le temps d’accueillir ou d’expulser un fêtard, et, quand elle se refermait, tout redevenait tranquille. On entendait alors l’obscurité. Un chien aboyait. Des crapauds coassaient dans les terrains vagues. Des chauves-souris chassaient aux alentours du 4e étage [45].

 

« On entendait alors l’obscurité », alors que dans la péniche, « [tout] le monde scrutait le silence » : la frontière entre l’auditif et le visuel éclate, et ce sont les bruits qui maintenant font image.
      Le deuxième récit de Bardo or not bardo, « Glouchenko » débute quant à lui par une phrase nominale qui évoque le bruit d’une trompette :

 

Des trompes de cuivre. (…) Voilà ce qu’on entend d’abord. Des trompes lamaïstes, tibétaines. Voilà sur quoi ici le livre commence. C’est un son inhabituel mais on l’accepte aussitôt et sans réserve. (…) Voilà à quoi ressemble le bruitage du début, le tout premier bruitage [46].

 

Plus tard c’est le bruit des murmures, dont la provenance n’arrive pas à être identifiée : « Le chœur des murmures vient de reprendre. On aurait du mal à déterminer où se situe son origine, dans quel point de l’espace. Il est là, simplement, à l’arrière-plan de l’obscurité » [47].
      Tout le récit se déroule dans le noir, dans cette zone mitoyenne entre la vie et la mort dans laquelle erre Glouchenko. On n’entend que sa voix, celle du reporter radio (qui fait également office de voix off, de « commentateur extérieur » [48]), et seuls les bruits que fait Glouchenko en se cognant sur divers objets – meuble, tasses renversées – nous permettent de se représenter un tant soit peu l’espace dans lequel le personnage évolue ; la dimension sonore a ainsi préséance sur la dimension visuelle. Dans l’absence d’image, les sons matérialisent une présence et, comme c’était en partie le cas dans Dondog, fondent le récit en participant à la construction de l’histoire.
      Si, dans l’incipit de « Glouchenko », la double utilisation du terme bruitage évoque le cinéma, il est toutefois impossible de faire abstraction de la dimension radiophonique du récit. Difficile, dans ce cas, d’affirmer que le traitement du son dans « Glouchenko » s’inscrit indubitablement dans une esthétique cinématographique. Néanmoins, l’exacerbation des bruits, leur autonomisation rappellent le traitement du son pratiqué par un cinéma plus expérimental (dont celui de Lynch, notamment Eraserhead) dans lesquels la bande sonore ne remplit pas un rôle purement fonctionnel de soutien à l’image ou au récit. Le bruit peut alors enclencher l’action, contredire l’image à laquelle il se rattache ou créer à lui seul une émotion ou une ambiance qui teintera la lecture d’une scène. En poussant à l’extrême la représentation sonore, en donnant préséance au son sur l’image, Volodine s’inscrit d’une certaine façon dans cette pratique cinématographique.

      En somme, l’étude de la trame sonore dans le roman comporte son lot d’écueils et d’interrogations. Le problème posé par cette approche est double : d’une part, l’esthétique cinématographique, à moins qu’elle ne soit révélée par un vocabulaire technique, est elle-même difficile à saisir. Ainsi, s’il est relativement aisé de déceler l’influence du cinéma chez Echenoz, notamment en raison de l’utilisation d’une terminologie cinématographique, cette influence est beaucoup plus subtile chez Volodine, pour qui le cinéma ne constitue pas tant un effet, une finalité, que l’expression d’un imaginaire, et se situe en amont plutôt qu’en aval de son œuvre.
      Le repérage d’une trame sonore romanesque est également problématique en raison de sa rareté : les emprunts aux techniques cinématographiques du son sont en général moins fréquents que ceux faits aux techniques visuelles, et se produisent de façon plus sporadique, la plupart des romans marqués par le cinéma maintenant la traditionnelle subordination du son à l’image.
      Il ne faudrait pas pour autant minimiser l’intérêt d’un tel repérage : dans les romans à l’étude, il s’avère que la présence d’une trame sonore participe, peut-être plus que tout autre procédé cinématographique, à créer un effet d’étrangeté, à établir une distance par rapport au réel. Alors que l’utilisation de procédés visuels peut, d’une certaine façon, contribuer à créer un effet de réel en participant aux dispositifs de description (ce que permet notamment le travelling ou le zoom), la présence d’une trame sonore crée presque systématiquement une distorsion du récit, un accroc dans la représentation. Discrète, celle-ci serait absorbée par le flux narratif ; pour se faire entendre, la trame sonore doit donc être amplifiée, décomposée, répétée. C’est lorsqu’elle détonne et désaccorde le récit qu’elle devient identifiable.
      Ainsi, bien que la trame sonore se manifeste différemment dans l’œuvre d’Echenoz et de Volodine, on remarque toutefois chez ces deux auteurs que la représentation du son ne contribue pas nécessairement au réalisme du récit, mais participe plutôt à son dérèglement. Le son y acquiert une certaine autonomie : plus qu’un simple ornement ou qu’un effet de style, la trame sonore devient, chez ces deux auteurs, un élément constitutif du récit. En ce sens, il est donc possible de parler dans ces romans de trame sonore, trame étant à entendre au sens d’intrigue, d’histoire. Mais on peut également y entendre en écho l’affirmation de Duras, pour qui « le cinéma c’est le son » : bien que la littérature, particulièrement dans une lecture cinématographique, soit communément associée à l’image, l’étude de la représentation du son dans le roman contemporain rappelle qu’elle est aussi une matière sonore, faite de voix, de musique et de bruit.

 

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[40] J. Echenoz, NT, p. 63.
[41] Ibid., p. 64.
[42] Ibid., pp. 64-65.
[43] Ibid., p. 66.
[44] A. Volodine, D, p. 90.
[45] Ibid., pp. 135-136.
[46] A. Volodine, « Glouchenko », BB, p. 41.
[47] Ibid., p. 42.
[48] Ibid., p. 47.