La trame sonore du roman français
contemporain : Antoine Volodine
et Jean Echenoz

- Magali Riva
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      Le récit, par ailleurs très cinématographique, voire tarkovskien, débute par un bruit de fusil hors champ, et par l’entrée dans le cadre du révolutionnaire qui a été touché par ce tir, Kominform :

 

Les poules caquetaient tranquillement derrière le grillage, à leur habitude, lorsque le premier coup de feu retentit. Certaines hochèrent la crête, d’autres suspendirent leur marche disgracieuse et figèrent au-dessus du sol une patte grisâtre (…). Puis, une deuxième détonation ébranla la quiétude de l’après-midi. Quelqu’un arriva en courant et s’effondra sur le grillage du poulailler, dont la structure mal conçue pour ce genre d’épreuve aussitôt se déforma. (…) Le blessé s’agrippait au tissu de fer. Il voulait à la fois avancer et rester vertical, mais il n’y réussissait guère. Il progressait en oblique, indifférent au caquetage, préoccupé avant tout par les pas qui se rapprochaient. Car maintenant son poursuivant le rattrapait, un homme qui marchait vite, précédé par une poule qui zigzaguait sur le chemin, ventre à terre, ses moignons d’aile en émoi. Le tueur rejoignit le blessé(…), puis il lui tira dessus une troisième fois, presque sans viser, juste avant de repartir et de disparaître [25].

 

Il est plus tard rejoint par un vieux moine atteint d’Alzheimer, Drumbog, puis par Strohbusch, l’individu qui devait arrêter Kominform avant que celui-ci ne soit blessé par l’un de ses hommes. Les deux personnages tentent de maintenir Kominform en vie, le premier pour avoir le temps de lui lire le Bardo Thodol qui le guidera à travers sa mort, le second pour lui soutirer des informations. Puis arrive un autre personnage, cette voix off en personne :

 

Ils arrivent, marmonna le vieillard. Ils vont me zigouiller… Ils sont deux, un homme et une femme…
Ils étaient deux en effet. L’homme tenait un pistolet et il avait l’aspect louche d’un militaire reconverti dans l’immobilier (…). Dès le premier regard, on s’apercevait que la femme n’entretenait avec lui aucune relation. (…) C’était d’ailleurs beaucoup plus un oiseau qu’une femme humaine à proprement parler. Elle avait la peau recouverte d’une très fine couche de plumes argentées et, pour tout vêtement, une combinaison grise d’exploratrice (…) quand elle parlait, c’était pour elle-même, en s’adressant à un enregistreur vocal. Elle s’appelait Maria Henkel, comme moi. Elle était là pour décrire la réalité et pas du tout pour en faire partie [26].

 

La femme en question, qui commentera ponctuellement le récit, constitue une sorte de double de la narratrice, dont elle porte le nom et avec qui elle partage une « fonction » commune : celle de décrire les événements. La présence de la femme-oiseau opère ainsi un dédoublement narratif qui peut être rapproché du dédoublement de la voix off romanesque.
      Bien que présente dans la scène, elle est en retrait de l’action, ne désirant pas « occuper une place qui eût gêné l’action ou les acteurs » [27]. Elle n’interagit pas avec les personnages qui la remarquent à peine, à l’exception de la narratrice : « Drumbog (…) ne la regardait pas » [28] ; « Personne ne lui accordait un regard » [29] ; lorsque Kominform s’aperçoit soudain de sa présence, il en fait aussitôt abstraction : « Strohbusch aperçut la femme qui se tenait maintenant à moins d’un mètre de lui. Il n’avait pas tenu compte d’elle jusqu’ici. (…) Presque à la même seconde, elle lui sortit de l’esprit, comme si elle n’existait pas […] » [30].
      A plusieurs reprises, ses propos redoublent ceux de la narratrice ou des personnages, par paraphrase ou par reprise littérale [31]. Elle ressemble donc étrangement à cette voix rajoutée, cette intervention littéraire extérieure dont parle Maria 313 dans Ecrivains. Présence inutile mais pourtant fascinante, qui obnubile le lecteur tout comme la narratrice, qui « doit lutter contre la tentation de [se] rapprocher d’elle, de l’enlacer ou de lui sourire » [32] – et qui semble posséder le même pouvoir d’attraction, voire la même autorité que la voix off cinématographique.
      Pour Michel Chion, le son off – voix, bruit ou musique – est essentiellement « un son dont la source non seulement n’est pas visible en même temps sur l’écran [33], mais est supposé appartenir à un autre temps, un autre lieu, réel ou imaginaire, que la scène montrée à l’écran » [34]. Or, Drumbog, qui entrevoit la femme-oiseau un court moment sans toutefois croire à son existence, affirme qu’elle « appartient à une autre civilisation que la nôtre [et que] ce doit être une exploratrice venue d’un autre rêve » [35].
      A la fois dans la scène et extérieure à elle, quelque part entre la voix narrative et le récit, la femme-oiseau figure ce que pourrait être une voix off dans le roman : elle est exclue du récit, qu’elle se contente de commenter, tout en y figurant. Comme le souligne Florence Bernard de Courville dans son ouvrage Le Double cinématographique, la voix off « articule le visible et l’invisible, la présence et l’absence » [36]. Aussi le personnage de la femme-oiseau, à la jonction de la diégèse et de la narration, permet de penser à la possibilité d’une telle voix dans le roman.

 

Le bruit en action

 

      Si la musique et la voix sont traitées différemment par les deux auteurs, c’est dans le traitement du bruit que l’esthétique cinématographique d’Echenoz et Volodine semble se croiser ; par le bruit, également, que se révèle peut-être le plus fortement l’incidence du cinéma dans leur œuvre, autrement que par la topique ou par la thématique.
      Il faut déjà noter que le traitement du bruit au cinéma n’est pas essentiellement réaliste, surtout si l’on tient compte du bruitage, qui consiste à reproduire certains sons à partir d’accessoires ou d’une sonothèque. Le bruitage révèle souvent un simulacre que le spectateur ne remet pas en question, puisque ces bruits obéissent parfois à une convention propre au genre, plutôt qu’à une fidélité au bruit d’origine. Le spectateur connaît cette convention, et accepte, par exemple, qu’un vaisseau spatial produise des sons dans l’espace ou qu’un uppercut soit aussi bruyant qu’un accident de voiture.
      Echenoz fait par ailleurs quelques clins d’œil dans ses romans à ces conventions sonores, particulièrement dans les scènes très cinématographiques, comme celle de l’explosion de la voiture au début de Nous Trois : « La voiture explose en produisant un bruit de grosse toux sèche, bref et plutôt décevant mais aussitôt suivi de mille joyeux grelots de métal, de verre, de chrome, boulons qui dégringolent et rebondissent sur l’autoroute […] » [37]. Le bruit ridicule provoqué par l’explosion, alors que le récit précédant cette explosion amène à l’esprit du spectateur la vision d’une catastrophe toute cinématographique, vient dégonfler la tension mise en place par Echenoz, et contrecarrer les attentes du lecteur.
      On remarque, chez les deux auteurs, une importance accordée aux bruits hors champ. Ce hors champ permet souvent, chez Echenoz, d’accentuer la coupure d’avec le monde d’un personnage, notamment dans Cherokee lorsque le personnage principal, Georges Chavez, se cache pour échapper à ses assaillants :

 

Fenêtre ouverte, on entendait peu de choses : une conversation violente étouffée par un claquement de porte, le prénom d’un enfant qu’on appelait ou rappelait à l’ordre, un tapis battu, des poubelles heurtées, les arpèges d’un trompettiste fantôme, des bourdons de radios périphériques aux heures des repas, les gloussements veules des rats de l’espace. Tous ces bruits s’organisaient dans le ventre calme de l’immeuble, s’harmonisaient comme s’ils étaient écrits, comme la bande-son d’un vieux film français.
Au bout de deux jours, ce n’était plus une vie [38].

 

Si la représentation d’un environnement sonore contribue généralement au réalisme du récit, la nomination du procédé – et c’est fréquent dans les romans d’Echenoz – crée plutôt un effet de déréalisation: les sons ne sont plus ceux du monde, mais ceux de la bande-son d’un film ; de fait, ils participent à l’expression de l’isolement de Georges. Toutefois, comme c’était le cas avec la musique, les bruits évoqués permettent également de matérialiser une expérience du temps : la longue énumération de bruits distend la scène, et la mention des « bourdons de radios périphériques aux heures des repas » (et non à l’heure du repas), marque le caractère routinier et répétitif de la vie de reclus de Georges.
      Le bruit hors champ peut aussi être l’instigateur de scène, ce par quoi l’action arrive. Dans un passage de Cherokee, les personnages, après une discussion, quittent la scène. Ne reste plus que le narrateur, qui se demande s’il doit partir à son tour :

 

Ils s’éloignèrent. Le bruit de leur moteur décrut, se fondit dans la rumeur lointaine, ils n’étaient plus là. Ils ne sont plus là. Cependant, nous restons. Alentour le paysage est gris et terne. Il fait humide et froid. Tout est désert, on n’entend plus rien que cette rumeur lointaine sans intérêt. Que ne partons-nous pas. Mais voici qu’un autre bruit de moteur naît en coulisse, se précise, s’incarne en une nouvelle voiture qui paraît au bout du passage, s’approche, ralentit et se gare là même où stationnait la 504. C’est la Mazda locative de Fred. Va-t-il se passer quelque chose. Aurions-nous bien fait de rester [39].

 

Les scènes sans personnages se font généralement assez rares dans le roman : on retrouve plutôt ce genre de plan au cinéma. La représentation du son, dans cette scène désertée, s’inscrit donc tout à fait dans une esthétique cinématographique.
      Si le bruit annonce parfois l’action, il lui arrive aussi de l’incarner. Dans Nous Trois, il est question d’un tremblement de terre qui dévaste Marseille ; scène très longue, qui emprunte aux clichés du cinéma catastrophe : les gens coincés dans l’ascenseur, la panique généralisée, le raz-de-marée pour finir, le tout narré avec un vocabulaire très cinématographique.

 

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[25] A. Volodine, « Baroud d’honneur avant le Bardo », BB, pp. 7-8. Je souligne.
[26] Ibid., pp. 13-14. Je souligne.
[27] Ibid., p. 35.
[28] Ibid., p. 27.
[29] Ibid., p. 39.
[30] Ibid., p. 32.
[31] « Strohbusch fit un geste imprécis [dit la narratrice].
"Strohbusch fait un geste imprécis, dit Maria Henkel. Il aimerait repousser le moment de la mort de Kominform, mais il sent que celle-ci est inévitable et très proche […]" » (Ibid., p. 37).
[32] Ibid., p. 27.
[33] La femme-oiseau est « visible » plutôt pour le lecteur que pour les personnages qui, eux, ne semblent pas la voir.
[34] M. Chion, AS, p. 427.
[35] Ibid., pp. 14-15.
[36] F. B. de Courville, Le Double cinématographique. Mimésis et cinéma, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 192.
[37] J. Echenoz, NT, p. 28.
[38] J. Echenoz, C, p. 168.
[39] Ibid., pp. 101-102.