La trame sonore du roman français
contemporain : Antoine Volodine
et Jean Echenoz

- Magali Riva
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      La musique chez Echenoz crée ici un effet anempathique et affiche, comme l’explique Michel Chion à propos de ce type de musique, « une indifférence ostensible à la situation » [13] ; on retrouve cet effet au cinéma, notamment, dans Hiroshima mon amour, alors qu’une musique quasi guillerette accompagne l’énumération des horreurs commises lors de la Seconde Guerre mondiale. Si la musique peut accentuer l’émotion d’une scène, surtout lorsqu’il s’agit d’une scène tragique, elle peut donc aussi infléchir le sens d’une action ou d’une émotion, et contredire l’image à laquelle elle se rattache.
      L’effet anempathique se retrouve encore une fois dans Cherokee, par l’entremise de la radio, lors de l’affrontement final entre les protagonistes, qui se soldera par la mort de quelques-uns d’entre eux. Scène éminemment cinématographique, qui emprunte tous les topoï du film noir, dont la musique jazz. Cette scène de fusillade, assez longue, est ponctuée par de nombreux morceaux émanant de la radio :

 

[Fred] emplit les verres, se cala sur un tabouret, dos au mur, posa les verres sur le sol et les désigna à Georges d’un mouvement du menton tout en bricolant le petit poste qui se mit à diffuser du piano, plus précisément Sweet and lovely par le trio de Wynton Kelly. Fred déploya l’antenne télescopique, régla le volume, déposa l’appareil et leva un verre dans la direction de Georges […] [14].

Mais [Fred] se ressaisit, refit les niveaux dans les verres et mit une sourdine au piano, qui n’était plus celui de Wynton Kelly mais de Ronnel Bright [15].

Il y eut un silence ; même les séides s’étaient tus de l’autre côté de la porte, sûrement effrayés par les coups de feu. Une voix détendue sortit du poste pour indiquer qu’on venait d’entendre du Kenny Drew et qu’on allait écouter du Freddie Redd. Il n’en fut rien : s’excitant mutuellement, les rayonnistes se remirent à scander leurs slogans tout en martelant la porte verrouillée, couvrant impitoyablement les accords introductifs de Jim Dunn’s dilemma [16].

Il y eut encore un bref silence, le temps d’entendre cliqueter une serrure à l’intérieur du meuble, avec un peu de Sonny Clark très assourdi, le transistor s’étant jeté comme tout le monde à plat baffle au plus fort de la panique. Durant quelques secondes, tous écoutèrent la musique. Tous ne la goûtèrent pas assez, sans doute, car ce fut un violent renouveau de désordre [17].

Dehors, la nuit venait déjà. Une ampoule électrique ballait à très faible amplitude au bout de son fil, faisait trembler les ombres des personnes qui se tenaient encore là sans plus rien dire, comme si elles écoutaient enfin vraiment cet air triste que jouait à présent Lou Levy. L’émission devait être consacrée aux continuateurs de Bud Powell. Elle n’était pas mal composée, pensa Georges, quoiqu’ils n’eussent pas dû négliger Walter Davis [18].

 

Les morceaux évoqués appellent l’imaginaire du lecteur, sa connaissance du jazz, mais aussi de la topique du film noir. Néanmoins si, dans le film noir, le jazz contribue à la tension et à l’atmosphère oppressante de certaines scènes, la nomination des pièces dans le roman et le commentaire qui s’y rattache font « claudiquer le récit », comme le mentionnait Christine Jérusalem : la tension, plutôt que d’être accentuée par la musique, est dissoute par elle.

 

Volodine : vers une voix off ?

 

      La musique est aussi présente chez Volodine, mais de façon moins prégnante peut-être : bien qu’on y retrouve plusieurs références musicales (radio, chants révolutionnaires, musique tribale), celles-ci demeurent trop vagues pour créer une véritable trame musicale, identifiable par le lecteur ; aussi cet aspect me semble-t-il moins pertinent à traiter que la question de la voix dans les récits de Volodine. La réflexion autour de la voix narrative est un élément central et complexe dans l’œuvre de l’auteur et, par extension, dans le post-exotisme. Bien que cette notion ne constitue pas nécessairement le signe d’une esthétique cinématographique, elle permet toutefois d’ouvrir une réflexion sur ce que pourrait être une voix off dans le roman.
      Dans de nombreux ouvrages, Michel Chion départage trois genres de paroles au cinéma : la parole texte, très romanesque, qui peut être dite par un personnage, mais qui est surtout reconnue comme étant la voix off ; la parole théâtrale (le dialogue), elle, fait avancer l’action et révèle le caractère du ou des personnages. Ces deux formes de parole sont les plus courantes au cinéma. Michel Chion repère toutefois une autre forme de parole, la parole émanation, qui redonne en quelque sorte primauté à l’image, puisque les paroles ne sont plus conductrices du récit ; la parole émanation fait « apparaître la parole comme une expression parmi d’autres du monde sensoriel » [19], soit en étant partiellement audible (chez Tati, par exemple), soit en ne respectant pas les conventions de montage, de découpage ou de cadrage (c’est le cas notamment chez Tarkovski).
      La parole émanation est très près de ce qu’on trouve dans certains ouvrages de Volodine ; dans Ecrivains, la narratrice de « La théorie de l’image selon Maria Trois-Cent-Treize » reprend presque noir sur blanc ces distinctions entre les types de parole lors d’une « conférence » [20] :

 

Au début, du moins dans notre monde post-exotique, au début il n’y a pas de verbe. Il n’y a pas de verbe mais il y a un peu de lumière, et même s’il n’y a aucune lumière il y a l’image d’un lieu et d’une situation, et seule l’image compte.
La voix vient en plus, elle vient après, elle est rajoutée, par exemple c’est un commentaire qui se situe en dehors de l’image, une intervention littéraire extérieure. Une intervention rajoutée, artificielle. Elle ne nous intéresse guère. Ou, deuxième possibilité, c’est une voix qui naît dans l’image et qui transforme l’image en scène de théâtre, avec des monologues, des dialogues et des chants. Cette deuxième voix nous intéresse. Mais souvent, ce n’est ni l’une ni l’autre.
Ni le commentaire ni le murmure théâtral. Ni l’un ni l’autre.
[…]
Dans certains cas (…) cette voix qui vient après est une voix qui appartient à l’image, qui sourd d’on ne sait quelles profondeurs de l’image, et qui est l’expression même de l’image, l’expression langagière de l’image.
Je vais nommer cette voix la voix sourde, mais je pense qu’on pourrait aussi l’appeler la voix naturelle. Elle est naturelle parce qu’elle suppose des forces, des forces naturelles, propres à l’image, qui n’ont pas besoin du langage humain ni des cordes vocales humaines pour s’exprimer. Elle est naturelle parce qu’elle s’appuie sur ce qui existe dans l’image, ce qui existe réellement, concrètement, parce qu’elle s’appuie sur ce qui préexiste et n’est pas le fruit d’une intervention ou même seulement d’une observation extérieure. (…) C’est seulement ensuite qu’interviennent les acteurs et les actrices, seulement ensuite que parlent les personnages avec leurs voix qui vibrent, qui profèrent muettement le monde ou qui se taisent [21].

 

Le parallèle avec la division de Michel Chion, aussi fortuit soit-il, demeure assez frappant ; mais les exemples qu’utilise Maria 313 pour expliciter sa théorie le sont tout autant, puisqu’il s’agit d’extraits de films [22]. C’est donc à l’aide du cinéma que la narratrice développe sa réflexion sur un aspect du dispositif littéraire qu’est le post-exotisme. La voix privilégiée par le post-exotisme serait donc ce que Marie 313 appelle la voix sourde de l’image, et qui correspond peu ou prou à ce que Michel Chion nomme « la parole émanation », qui se distancie d’un usage plus utilitaire de la voix ; la parole-émanation, ou la voix sourde, ne sert pas à fixer le sens ou à contribuer au développement du récit.
      La voix est un élément central et une notion complexe dans l’œuvre de Volodine ainsi que dans le post-exotisme ; ce qui m’intéresse, dans l’extrait précédent, est toutefois la voix qui semble rejetée par les post-exotiques, celle que Maria 313 qualifie de « commentaire qui se situe en dehors de l’image, d’intervention littéraire extérieure » et qui ressemble étrangement à la voix-texte de Michel Chion, c’est-à-dire à la voix off.
      La voix off, en littérature, pose problème. On remarque souvent, dans les ouvrages critiques qui en font mention, une promptitude à nommer voix off la voix narrative distanciée que l’on retrouve souvent à l’œuvre dans la littérature contemporaine, et qui est particulièrement manifeste dans les romans d’Echenoz. La voix typique du narrateur echenozien, distanciée et ironique, qui commente le récit et infléchit la perception que l’on peut avoir d’une scène ou d’un personnage, témoignerait ainsi de ce type d’effet. Les exemples abondent, notamment dans Nous trois : « Mais regardez-le encore, une heure après, tout juste s’il entrouvre une paupière quand Marion se lève et se dirige vers la salle d’eau. Peut-être ne serait-il pas mal de réagir, quand même, montrer un peu de présence d’esprit, prévenir la jeune femme du péril de ce parcours. Mais lui, beaucoup trop abruti, du fond de son oreiller c’est à peine s’il murmure Tention à la m, bruit de chute, trop tard » [23].
      Effectivement, cette posture narrative, chez Echenoz, accentue la dimension cinématographique de certaines scènes, puisque le narrateur, en se distanciant du récit, semble se poser comme spectateur face à lui – un spectateur qui posséderait tout de même une connaissance omnisciente de l’histoire, à la fois extérieur et intérieur au récit. Mais peut-on affirmer que cette voix est réellement ce que pourrait être une voix off dans le roman ? Bien que la voix narrative chez Echenoz joue de distance, elle demeure la voix narrative, l’instance unique qui régit le récit.
      Au cinéma, la voix off est un procédé éminemment narratif, hérité en grande partie du roman – elle est l’équivalent cinématographique de la voix narrative. Mais si la voix narrative devient off au cinéma, la voix off qui revient au roman ne redevient pas simple voix narrative. Elle serait plutôt une voix médiane entre le narrateur et le récit, une voix autre que la voix narrative, mais qui n’appartiendrait pas non plus à la scène du roman : la voix off romanesque effectuerait une sorte dédoublement narratif. C’est chez Volodine qu’il me semble que l’on s’approche le plus de ce que pourrait être une voix off romanesque, avec le personnage de Marie Henkel dans le premier récit de Bardo or not Bardo ; ce personnage pourrait même, paradoxalement, incarner cette voix off [24].

 

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[13] M. Chion, Le Son au cinéma, Paris, L’Etoile, 1985, p. 123.
[14] J. Echenoz, C, p. 234.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 239.
[17] Ibid., p. 241.
[18] Ibid., p. 242.
[19] M. Chion, Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique, Paris, Cahiers du cinéma, 2003, p. 65.
[20] J’insiste sur les guillemets : dans les faits, Maria vient de mourir et s’adresse à une foule hypothétique, dans le noir.
[21] A. Volodine, Ecrivains, pp. 131-132. Je souligne.
[22] « Et maintenant, pour illustrer, je vais citer quelques images sans paroles ou presque sans paroles, quelques images qui font entendre leur voix sourde. […]
La partie d’échecs avec le diable, dans Le Septième sceau d’Ingmar Bergman, avec, au dernier plan, une procession de silhouettes qui font l’ascension pénible d’une colline.
L’homme à quatre pattes qui aboie dans la boue en face d’un chien, dans Damnation, de Béla Tarr.
Le bébé qui pleure dans un appartement sordide et sans fenêtre, dans Eraserhead de Davide Lynch.
La façade nue d’un immeuble abandonné, avec la tête de Nosferatu à une fenêtre, dans Nosferatu le vampire de Friedrich Murnau.
La barque qui s’éloigne sur une mer vide, encombrée de cadavres, à la fin de La Honte d’Ingmar Bergman. […] » (Ibid., pp. 139-140). Maria 313 cite également des scènes de Kar-Waï (Les Cendres du temps), de Tarkovski (Stalker, L’Enfance d’Ivan et Le Miroir), de Kurosawa (Vivre), d’Herzog (Les Nains aussi ont commencé petits) et de Leone (Il était une fois dans l’Ouest).
[23] J. Echenoz, NT, p. 51.
[24] Le personnage de Maria Henkel peut aussi bien être compris comme un lien entre le monde des vivants et celui des morts ou comme une symbolisation critique des médias ; je ne m’intéresse ici qu’à l’effet de voix off que produit ce personnage.