Goffette regarde Bonnard
ou comment la peinture facilite
un nouveau réalisme littéraire

- Marjolein van Tooren
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Fig. 1. P. Bonnard, Nu à contre-jour, v. 1908

Naissance et renaissance d’un genre littéraire

 

      C’est au XIXe siècle que naît un genre que nous avons pris l’habitude de désigner comme « roman de peintre ». A l’époque romantique, les artistes commencent à se libérer des règles prescriptives de l’Académie des Beaux-Arts et à formuler leurs idées personnelles sur (les objectifs de) l’art. Cette émancipation entraîne de vives discussions, car elle oblige écrivains, peintres et sculpteurs à formuler leurs propres conceptions artistiques et à les défendre auprès des académiciens, des critiques et du grand public. Les artistes et surtout les peintres prennent alors les dimensions du héros romantique qui se bat, envers et contre tout, pour ses idéaux. La littérature se fait le reflet de cette évolution et introduit des protagonistes peintres dont le caractère et la carrière deviendront de véritables topoï ; : méconnu par la société établie, isolé dans son atelier qui fait figure de lieu sacré, le peintre lutte pour répondre à sa vocation divine et réaliser son grand idéal – le tableau de la Beauté absolue, la toile qui exprime tout. Son travail créateur le fait pourtant courir à sa perte : nombreux sont en effet les peintres fictifs qui tombent désespérément amoureux du portrait de femme qu’ils ont réalisé ou qui, mécontent de leur œuvre, le détruisent et se suicident. Plus tard, avec l’avènement du réalisme, les discussions esthétiques se concentrent sur la (possibilité de la) représentation du réel et, en réponse à la commercialisation grandissante du monde artistique, sur les tentations de la production « en masse » de tableaux qui répondent au goût au jour. Voilà le contexte dans lequel paraissent des romans de peintre tels que Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Manette Salomon des frères Goncourt et L’Œuvre de Zola, textes phares du genre que je proposerais de définir comme des « textes narratifs ayant pour protagoniste un peintre dont la carrière et les discussions qu’il mène avec d’autres personnages – peintres, sculpteurs, écrivains, marchands d’art – nous renseignent sur le monde artistique (les salons, les rôles respectifs de l’Académie, du commerce et du public) et les conceptions de l’art en vigueur ».
      A la fin du XIXe siècle, l’émancipation de l’artiste est accomplie et l’art abstrait commence à se manifester. Celui-ci se prête moins à un rôle romanesque dans ce sens que pour la peinture abstraite, la mimesis n’est plus une notion centrale. C’est qu’elle fournit moins de matière narrative [1] : un peintre tombera moins facilement amoureux d’un tableau abstrait que du nu d’une femme ravissante. Le roman de peintre semble alors épuisé, mais ces dernières décennies, nous assistons à une renaissance spectaculaire où les arts visuels inspirent tant le roman que le théâtre et la danse [2]. Et c’est non seulement le roman de peintre du XIXe siècle, tel que nous le connaissons, qui est de retour, mais on voit aussi paraître toutes sortes de variantes sur ce modèle « canonique » [3]. Le roman où ce n’est pas le peintre qui est le protagoniste, mais le tableau, le modèle, un collectionneur obsessif ou une servante, voire le facteur. Le roman où le peintre est protagoniste seulement pour ses qualités de bon observateur ou de gourou. Dans d’autres romans encore, c’est la quête d’un tableau volé ou disparu qui est au centre, transformant ainsi le roman de peintre en policier ou roman à énigme. Et le peintre se rencontre également dans la littérature de jeunesse et la littérature pour adolescents ainsi que dans la littérature fantastique où il est question de toiles tellement réalistes qu’elles permettent au peintre ou au spectateur d’y entrer, effaçant ainsi les frontières entre le réel et l’imaginaire [4].
      Cette renaissance du roman de peintre se présente au moment où, après l’autoréférentialité des nouveaux romans et le minimalisme des années 80 et 90, la littérature française est en train de se transformer profondément et de devenir « une littérature nouvelle, qui ne s’interdit plus le plaisir du récit, l’expression du sujet ni la confrontation avec le réel » [5]. Cette évolution se caractérise entre autres par la « biographie fictive » : de nombreux textes reconstituent la vie d’une personne historique ou, plus souvent encore, de personnes de leur entourage disparues dans l’histoire [6]. Il est donc certainement question d’un retour à la narration et au réalisme, mais cela ne saurait être une reprise pure et simple de la poétique réaliste du XIXe siècle – Baetens et Viart parlent à ce propos d’une « écriture (…) qui s’installe [toujours] dans le soupçon » [7]. En effet, les textes réalistes contemporains, et notamment les biographies fictives, « font place à la rêverie narrative de l’auteur, affichent leurs incertitudes et leurs hypothèses, (…) recourent volontiers au regard décalé d’un observateur indirect et leurs auteurs ne se privent pas de laisser affleurer leur sensibilité propre, ni même parfois de la mettre en scène » [8].
      Le retour du roman de peintre auquel nous assistons aujourd’hui peut être mis en rapport avec cette quête d’une nouvelle forme de réalisme que je baptiserais « réalisme subjectif » : les auteurs ne manquent pas en effet de souligner que leur représentation de la réalité n’est qu’une des multiples visions possibles. Ils choisissent les peintres réalistes et (post)impressionnistes pour en faire les héros de leurs romans, comme s’ils voulaient les consulter, c’est-à-dire comprendre leur talent et saisir comment eux ils ont pu représenter la réalité. Ainsi s’installe dans ces romans un véritable dialogue entre la littérature et la peinture dans lequel l’écrivain s’inspire des ouvrages et des techniques du peintre pour donner sa vision subjective de la réalité.

 

Le dialogue entre littérature et peinture chez Guy Goffette


      Ce dialogie est par exemple illustré par le petit roman Elle, par bonheur, et toujours nue (1998) du poète et romancier belge Guy Goffette où il est question du peintre Pierre Bonnard et surtout de son amie et modèle Marthe (Marie Boursin) [9]. Il ne s’agit ni d’une biographie ni d’un roman de peintre canonique, mais d’un récit où la littérature rivalise avec la peinture au sens positif du verbe [10]. Le narrateur s’y livre à un exercice de style, à une quête de moyens d’expression linguistiques qui puissent égaler ceux de la peinture [11] : envoûté par un portrait de Marthe qui lui donne l’impression de rencontrer un être vivant et dont émane l’amour du peintre pour son modèle, il se propose d’écrire un texte qui exprime de façon comparable sa propre fascination pour Marthe [12].
      La « rivalité esthétique » commence dès le prologue quand le narrateur visite le Musée Royal des Beaux-Arts de Bruxelles et y voit le portrait de Marthe (fig. 1). Il décrit alors le tableau ou plutôt l’effet que celui-ci a sur lui :

 

[…] je vis une jeune femme venir à moi dont j’ignorais tout, sinon qu’elle était nue, sinon qu’elle était belle, et son éclat d’un coup me rafraîchit jusqu’au ventre. Elle tourna son corps lentement vers la lumière d’une grande baie où tombait la neige d’un rideau de mousseline, et, dans ce mouvement, toute cambrée à contre-jour, elle m’aspergea, comme une brassée de fougères mouillées, du parfum de sa chair et me fit défaillir. Je dus m’asseoir, l’air hagard et comme frappé d’insolation. D’un coup, l’eau de Cologne emplit toute la pièce et se mit à ruisseler sur mon cou. A cet instant-là (…), Marthe fut à moi (Elle, pp. 13-14) [13].

 

      Les effets « tactiles et olfactifs » [14], mais aussi visuels qui provoquent ce coup de foudre non seulement annulent les frontières entre peinture et réalité – « j’oubliai que cette Eve déhanchée (…) n’était qu’un morceau de toile peinte » (Elle, p. 14) – mais révèlent aussi au narrateur le chemin à suivre. Le tableau de Marthe lui fait oublier toutes les femmes qu’il a connues avant et lui fait découvrir « la femme, celle qui précède la mémoire et lui donne forme et couleur dans le désir insatiable » (Elle, p. 15) [15]. Cette révélation éveille son ancienne ambition de devenir peintre et il en profitera pour réaliser enfin ce rêve :

 

En vérité, j’attendais cette apparition et cet oubli depuis quarante-sept ans sans le savoir, ayant jeté dans Dieu sait quel tiroir mes boîtes de couleurs, mes yeux d’enfant, et troqué l’or du pinceau pour la plume d’encre amère (Elle, p. 15) [16].

 

L’illusion de réalité créée par le portrait est tellement forte que le narrateur, à la sortie du musée, voit une femme qui risque de se faire écraser, vivant ainsi un incident comparable à celui qui s’est déroulé lors de la première rencontre entre Pierre et Marthe :

 

Dehors, la rue était noire. (…) Au moment de traverser, j’aperçus une femme en robe rouge qui cherchait un passage entre les voitures. Un tramway fit retentir sa corne. Je criai vers elle de toutes mes forces (Elle, p. 16).

Tout de suite, à la corne désespérée du tramway, Pierre a mesuré le danger encouru par la jeune imprudente et s’est précipité à son secours (Elle, p. 26).

 

Que cet incident soit réel ou imaginaire, peu importe ; l’objectif du narrateur est désormais clair : à l’exemple de Bonnard dont le credo était « Il ne s’agit pas de peindre la vie. Il s’agit de rendre vivante la peinture » [17], ses paroles devront rendre vivants Pierre et Marthe. A cet effet il déploie des stratégies narratives qui instaurent un véritable dialogue avec les tableaux de Bonnard et ce dialogue, fondé sur l’observation de la réalité (picturale) et nourri d’impressions et d’émotions personnelles, mène au réalisme subjectif précédemment évoqué.

 

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[1] Voir A. Rieger, Alter Ego. Der Maler als Schatten des Schriftstellers in der französischen Erzählliteratur von der Romantik bis zum Fin de siècle, Cologne, Böhlau Verlag, 2000, p. VII.
[2] « The visual arts have become a significant source and impetus for the narrative of contemporary books, theatre, and dance » (L. R. Felleman Fatal, « The Search for Narrative », dans The Journal of Aesthetic Education, vol. 38-3, 2004, p. 107).
[3] Un exemple illustratif du roman de peintre canonique contemporain est Patrick Grainville, L’Atelier du peintre (1988).
[4] Pour un aperçu de ces différentes manifestations du roman de peintre contemporain, voir : Marie-Christine Paillard, « Avant-propos », dans Le Roman du peintre, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, pp. 7-14. Voir aussi l’introduction de mon article sur un roman de peintre contemporain néerlandais « Gefascineerd door het (voort)leven. Margriet de Moors De schilder en het meisje als schildersroman », dans Kunstlicht, vol. 56-2/3, pp. 56-58 où j’esquisse également cette évolution du genre. Je cite ici, en guise d’exemples : Adrien Goetz, La Dormeuse de Naples (2004 ; le tableau), Olivier Rolin, Un chasseur de lions (2008 ; le modèle), Pierre Michon, La Vie de Joseph Roulin (1988 ; le facteur), Yolande Villemaire, La Déferlante d’Amsterdam (2003 ; bon observateur), Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île (2005 ; le gourou), Michel Bussi, Nymphéas noirs (2010 ; tableau disparu), Didier van Cauwelaert, La Maison des lumières (2009 ; fantastique) et Jean Joubert, La Jeune Femme à la rose (2002 ; fantastique pour adolescents). Il est à noter que les différentes variantes peuvent aussi se combiner. En outre, le phénomène ne se limite pas à la seule littérature française : pour les Pays-Bas, je cite Willem Jan Otten, Specht en zoon (2004 ; traduit en français par Daniel Cunin sous le titre La Mort sur le vif, 2007), où c’est le tableau qui est le narrateur.
[5] J. Baetens et D. Viart, « Etats du roman contemporain », dans Ecritures contemporaines 2. Etats du roman contemporain, Paris/Caen, Lettres Modernes Minard, 1999, p. 3.
[6] Voir B. Ferrato-Combe, « Déplacement du modèle dans la fiction biographique de peintre. Christian Garcin, Guy Goffette, Pierre Michon », Recherches et travaux Université de Grenoble, 68, 2006, pp. 71-85.
[7] J. Baetens et D. Viart, « Etats du roman contemporain », dans Ecritures contemporaines 2. Etats du roman contemporain, Op. cit., p. 3
[8] D. Viart, « L’Imagination biographique dans la littérature française des années 1980-90 », dans French Prose in 2000, Amsterdam, Rodopi, 2002, p. 15.
[9] Le roman de Goffette a paru dans la collection « l’un et l’autre » de Gallimard qui se propose de présenter « des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle. L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d’un autre et l’autoportrait, où placer la frontière ? » (D. Viart, « L’Imagination biographique dans la littérature française des années 1980-90 », Ibid., p. 16).
[10] Rivalité que signale aussi F. Toudoire-Surlapierre quand elle parle de la « même tentation pour rendre l’un visible l’autre lisible » leur fascination pour Marthe « le corps, la peau, la chair, la nudité » (F. Toudoire-Surlapierre, « Marthe aux bains, une eau-forte de Guy Goffette ? », dans Le Roman du peintre, Op. cit.¸ p. 107).
[11] Je parle ici de narrateur, m’en tenant strictement au vocabulaire narratologique, mais en fait auteur et narrateur se recouvrent presque complètement dans ce texte (cf. F. Toudoire-Surlapierre, Ibid.¸ p. 103).
[12] La lecture du roman que je propose dans le présent article est l’élaboration de ma constatation selon laquelle le dialogue entre littérature et peinture et la quête d’un nouveau réalisme dans Elle, par bonheur, et toujours nue ressemblent à la discussion poéticale que présente le roman néerlandais De schilder en het meisje. C’est par cette remarque que je conclus mon article « Gefascineerd door het (voort)leven. Margriet de Moors De schilder en het meisje als schildersroman », Kunstlicht, vol. 56-2/3, p. 63.
[13] G. Goffette, Elle, par bonheur, et toujours nue, Paris, Gallimard, « Folio », 1998 (désormais abrévié Elle. Les numéros de pages sont placés à la suite de la citation).
[14] Voir F. Toudoire-Surlapierre, « Marthe aux bains, une eau-forte de Guy Goffette ? », Le Roman du peintre, art. cit., p. 105.
[15] Référence au topos de l’œuvre absolue ; voir Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu où Frenhofer, avec La Belle Noiseuse, veut créer le portrait définitif de La Femme.
[16] Je souligne. Goffette est né en 1947, son roman a paru en 1998. Quarante-sept ans auparavant, l’auteur avait donc quatre ans, constatation qui étaye l’hypothèse qu’auteur et narrateur d’Elle sont une seule et même personne, d’autant plus que le narrateur parle ici de ses yeux d’enfant.
[17] Credo cité en anglais par E. Hutton Turner, « The Imaginary Cinema of Pierre Bonnard », dans Pierre Bonnard Early and Late, Londres, Philip Wilson Publishers, 2002, p. 68. Voir aussi Elle, Op. cit., p. 137.