Lire, voir
La co-implication du verbal et du visuel

- Bernard Vouilloux
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      On se rappelle le petit apologue proposé par Diderot : un amoureux fort désireux de posséder un portrait de sa maîtresse fait de celle-ci « la description la plus étendue et la plus exacte », sans rien omettre des moindres caractéristiques qui singularisent le visage de la bien-aimée quant aux proportions, aux dimensions, aux couleurs, aux formes et à l’expression, puis il en tire cent copies qu’il adresse à autant de peintres [1]. Qu’en résulte-t-il ? « Les peintres travaillent, et au bout d’un certain temps notre amant reçoit cent portraits, qui tous ressemblent rigoureusement à sa description, et dont aucun ne ressemble à un autre, ni à sa maîtresse ». L’histoire a tout le piquant du paradoxe, celui-ci pivotant sur deux acceptions du verbe ressembler : chacun des cent portraits se trouve être conforme au cahier des charges fixé par le texte descriptif, mais aucun n’est aspectuellement identique à un autre ni au référent (le « modèle ») de la description. Dans l’espace de possibles également légitimes qu’ouvre le texte, chaque peintre, travaillant comme un illustrateur, a choisi le sien. Flaubert, farouchement opposé à l’illustration de ses romans, le disait à sa façon : « Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : "J’ai vu cela" ou "Cela doit être". Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes » [2]. Les peintres de Diderot se comportent avec le texte de l’amoureux comme le dramaturge avec les didascalies : ce qui, en situation de lecture intransitive, est perçu comme une description (c’est ainsi que le modèle se présente), la structure transitive du contrat de représentation (peindre un portrait, monter une pièce) le convertit en prescriptions (c’est ainsi qu’il faudra le représenter). Interprétant le texte, chacun d’eux en « fixe » et en « ferme » les « idées ». On peut supposer que s’ils avaient travaillé directement d’après le modèle – comme on peint sur le motif –, les cent portraits eussent au moins entretenu entre eux et avec ce modèle ce qu’il est convenu d’appeler depuis Wittgenstein un « air de famille » [3] : si A et B ont plusieurs traits en commun et si C et D en ont plusieurs autres qui ne coïncident que partiellement avec ceux du premier groupe, il y a seulement entre A et C un « air de famille ». Sous son allure plaisante, que les contemporains de Diderot auraient volontiers qualifiée d’« épigrammatique », cette fable nous en apprend beaucoup sur les relations compliquées qu’entretiennent l’un à l’égard de l’autre le texte et l’image. Cette complication (on verra pour quelles raisons le terme doit être maintenu) tient au fait que ces deux grands modes d’accès au symbolique en appellent également et différemment au canal visuel.
      Le mode de manifestation des images artefactuelles est iconique et plastique, et ce quel que soit leur mode de production (dessin, peinture, gravure, photographie, film, sculpture…) [4]. Et leur mode de réception est visuel, étant entendu que l’appréhension visuelle des images (ou des textes perçus en « mode visuel ») s’étaye de processus qui empruntent aux expériences de la tactilité et de la motricité, comme y ont insisté Locke, Condillac et Diderot, puis comme l’ont démontré les recherches dont la perception visuelle a fait l’objet depuis la théorie de la Gestalt et les travaux sur la phénoménologie du sensible (Erwin Straus, Merleau-Ponty) : voir, c’est esquisser en soi des contacts et des mouvements, se projeter dans un espace qui tient ses coordonnées de la position actuelle et des positions virtuelles du sujet. En tant qu’il est constitué de signes linguistiques, le texte, lui, est justiciable de deux modes de manifestation bien distincts, phonique et graphique, et requiert donc deux modes de perception, respectivement auditif et visuel. A l’écrit, les traits graphiques (manuscrits, imprimés, digitalisés, etc.) forment des caractères (graphèmes s’actualisant en lettres) qui, eux-mêmes, dans les systèmes alphabétiques, se combinent en syllabes et en mots agencés dans le cadre d’une unité de discours (c’est le niveau des morphèmes). Ces séquences écrites peuvent avoir pour concordants aussi bien des réalisations sonores que les objets, événements, entités abstraites, etc., qu’elles dénotent [5]. Il y a donc au moins deux manières de se saisir d’un texte : en le répétant fidèlement, à la lettre, comme lorsqu’on le récite « par cœur » ; en le comprenant, c’est-à-dire en suivant ses instructions, comme lorsque nous réalisons une recette de cuisine ou que nous nous représentons les aventures de d’Artagnan ou la maîtresse décrite par l’amoureux de Diderot. Naviguant entre ces deux régimes, le comédien – c’est là le « paradoxe » attaché à son art – est celui qui, feignant de ne pas réciter ce qu’il prononce, feint d’être l’agent de ce qu’il dit avoir fait, faire ou vouloir faire.

 

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[1] D. Diderot, « Encyclopédie », Œuvres, éd. L. Versini, t. I, Philosophie, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994, pp. 387-388 (article paru en 1751 dans l’Encyclopédie). Le texte est cité in extenso par Gérard Genette (L’Œuvre de l’art. 1. Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 33) pour illustrer le fait qu’une œuvre disparue qui n’est plus connue qu’à travers ses descriptions « devient à sa manière, en transcendance, une œuvre idéale » (Ibid., p. 32). C’est là, on le sait, le sort qu’a connu la peinture antique.
[2] G. Flaubert, Correspondance, éd. J. Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-2007, t. III, pp. 221-222 (à Ernest Duplan, 12 juin 1862).
[3] L. Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953), I, 66-67, trad. F. Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, pp. 64-65. Voir H.-J. Glock, Dictionnaire Wittgenstein (1996), trad. H. Roudier de Lara et Ph. de Lara, Paris, Gallimard, 2003, pp. 59-65.
[4] La distinction de l’iconique et du plastique est l’un des apports fondamentaux dus aux sémioticiens de Liège : Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992, pp. 113-123.
[5] Sur cette opposition (« français-son » vs « français-objet »), voir N. Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles (1968 ; 2e éd. 1976), trad. J. Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, pp. 180-182 ; et, pour des applications particulières, B. Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, Paris, Ed. de l’Eclat, 1997, pp. 34-46.