Lire, voir
La co-implication du verbal et du visuel

- Bernard Vouilloux
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

      Que les modes de manifestation et de perception ne puissent être dissociés des modalités de fonctionnement, c’est encore ce que démontre un examen critique de l’opposition traditionnelle entre arts du temps et arts de l’espace, qui s’est progressivement mise en place au XVIIe siècle pour constituer au siècle suivant un lieu commun des discours sur la peinture et la littérature : les premiers, constitués de signes successifs, passent habituellement pour appeler une saisie linéaire, séquentielle, et donc unidirectionnelle et progressive, et les seconds, dont les parties coexistent, une saisie tabulaire, qui serait globale et instantanée. Selon ce schéma d’analyse, le lecteur découvre progressivement un texte, le spectateur voit d’un coup d’œil un tableau. Cette opposition, bien connue des théoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles [16], a été systématisée par Lessing, qui en a tiré des conséquences prescriptives :

 

      […] s’il est vrai que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, tandis que celle-ci se sert de sons articulés qui se succèdent dans le temps ; s’il est incontestable que les signes doivent entretenir une relation accessible [ein bequemes Verhältnis] avec l’objet signifié, alors des signes juxtaposés ne peuvent exprimer que des objets juxtaposés ou composés d’éléments juxtaposés, de même que des signes successifs ne peuvent exprimer [ausdrücken] que des objets, ou leurs éléments successifs.
      Des objets, ou leurs éléments, qui se juxtaposent s’appellent des corps. Donc les corps avec leurs propriétés apparentes [ihren sichtbaren Eigenschaften] sont les objets propres de la peinture. Des objets, ou leurs éléments, disposés en ordre de succession s’appellent au sens large des actions. Les actions sont donc l’objet propre de la poésie.
      Cependant, les corps existent non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Ils ont une durée et peuvent, à chaque instant, changer d’aspect et de rapports. Chacun de ces aspects et de ces rapports instantanés est l’effet des précédents et peut en causer de nouveaux ; chacun devient ainsi, en quelque sorte, le centre d’une action. Donc la peinture peut aussi imiter [nachahmen] des actions, mais seulement de manière indirecte à partir des corps [andeutungsweise durch Körper]. D’autre part, les actions n’ont pas d’existence indépendante, mais sont le fait de certains êtres. Dans la mesure où ces êtres sont des corps, ou considérés comme tels, la poésie dénote [schildert] aussi des corps, mais indirectement à partir des actions.
      Pour ses compositions, qui supposent la simultanéité, la peinture ne peut exploiter qu’un seul instant de l’action et doit par conséquent choisir le plus fécond [den prägnantesten], celui qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit. De même la poésie, pour ses imitations successives [ihren fortschreitenden Nachahmungen], ne peut exploiter qu’une seule des propriétés des corps et doit par conséquent choisir celui qui en éveille l’image la plus riche de sens [das sinnlichste Bild] dans un contexte donné [17].

 

Pour Lessing, la peinture doit représenter des corps (son expression typique est le portrait), la littérature doit décrire des actions (son expression typique est le récit) – même si chacune dispose des moyens compensatoires qui lui permettent de contourner les contraintes imposées par son médium : la peinture, en représentant indirectement des actions à partir de l’« instant fécond » qui condense dans le moment représenté des indices expressifs ou objectaux renvoyant à ce qui l’a précédé et à ce qui va le suivre (peinture d’histoire) ; la littérature, en recourant aux épithètes caractérisantes qui réduisent, comme chez Homère, un personnage à son aspect le plus caractéristique (« Ulysse aux mille ruses », etc.). Si Lessing admet la peinture d’histoire, il n’en dénonce pas moins les abus auxquels a pu donner lieu une compréhension selon lui trop extensive de l’Ut pictura poesis rhétorique, humaniste et académique, et il maintient que le genre le mieux approprié au médium pictural est le portrait : il prend pour cible l’ouvrage, Tableaux tirés de l’Iliade, de l’Odyssée, et de l’Enéide (1757), dans lequel le comte de Caylus s’était évertué à fournir aux peintres à court d’invention un certain nombre de sujets narratifs tirés des grands textes fondateurs de la culture européenne (Homère, Virgile, le Tasse…).
      Symétriquement, Lessing condamne dans la poésie tous les efforts qui tendent à l’aligner sur la peinture, et notamment le rôle dévolu à cet égard à la description, laquelle « représente » indirectement des corps au moyen d’une énonciation qui désigne et caractérise successivement leurs différentes parties : il prend pour cible le genre alors en plein essor de la poésie descriptive. Aux yeux de Lessing, la description n’est justifiable que si elle décrit des actions, l’exemple canonique étant celui de la description du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade : plutôt que de décrire à la suite les unes des autres les figures qui composent le décor du bouclier, le poète a choisi de subordonner leur description à celle des actes par lesquels Vulcain, le dieu forgeron, les produit successivement. D’un point de vue strictement archéologique, c’est-à-dire dans le contexte d’une approche historique de la poétique des Anciens, l’observation de Lessing est on ne peut plus juste : là où nous avons tendance à identifier la description à une « pause » narrative, à la faire dépendre d’une mise en suspens de la narration d’actions motivée par une topique de la vision, les traités de rhétorique ménagèrent toujours une place importante aux descriptions d’actions, qu’elles soient naturelles (tempête, incendie) ou humaines (batailles).

 

>suite
retour<

[16] Voir B. Vouilloux, « La temporalité dans l’image peinte », dans Fr. Sick et Chr. Schöch (éds), Zeitlichkeit in Text und Bild, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2007, pp. 319-335.
[17] G. E. Lessing, Laocoon, ou Des frontières de la peinture et de la poésie (1766), trad. Courtin (1866) révisée, Paris, Hermann, 1990, pp. 120-121 (trad. modifiée).