Ombre et lumière dans Phèdre
de Jean Racine

- Marie-Claire Planche
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. J. Harrewyn, La Mort de Phèdre, 1713

Fig. 2. J.-J. Flipart, cul-de-lampe, 1760

Fig. 3. J.-J. Flipart, cul-de-lampe, 1760

Fig. 4. H.-Fr. Gravelot, Phèdre s’empare de l’épée
d’Hippolyte
, 1768

Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture [1].

      Dans Phèdre, l’ombre et la lumière ont une valeur symbolique extrêmement forte puisqu’elles sont intimement liées aux personnages et à l’action tragique : Phèdre, fille de Minos et de Pasiphaé ; Œnone dont la noirceur du dessein sous-tend toute la tragédie ; la lumière de la révélation ; les bois obscurs dans lesquels Hippolyte trouve refuge… Lorsque Phèdre se dévoile, elle se trouve de nouveau absorbée par l’ombre et chacune de ses avancées l’entraîne vers les abîmes, dans une chute dont elle ne pourra se relever. De la même manière, quand Thésée sait enfin la vérité, la mort d’Hippolyte est déjà annoncée. Il y a ainsi une sorte d’effet de balancier terrible qui empêche de profiter de la lumière ; l’ombre enveloppe les personnages jusqu&orsqu;à les absorber parfois. Racine, qui a joué avec le coloris dans ses pièces, a proposé une tragédie dans laquelle ombre sourde et vive clarté se répondent pour faire avancer l’action. Phèdre réunit en elle, par ses origines, l’ombre et la lumière. La fille de Minos et de Pasiphaé porte ainsi les deux éléments indispensables à la peinture et aux arts du dessin. Racine, qui a brossé ses personnages en leur donnant une épaisseur psychologique remarquable, a su jouer de ces contrastes et faire œuvre de peintre. l’intérêt du dramaturge pour la lumière et ses modulations a pu naître lors du fameux spectacle auquel il assista à Uzès. Plutôt que de regarder les fusées, il s’attarda sur les visages qui surgissaient de la nuit [2]. Cette scène qui réunit l’ombre de la nuit et la lumière vive évoque les œuvres caravagesques et se trouve inscrite dans le théâtre du dramaturge qui a donné aux scènes nocturnes de Britannicus et d’Athalie une grande force et une grande violence [3]. Les nocturnes et les jeux de lumière raciniens fascinent depuis longtemps, comme en témoignent les études bien connues de Jean Starobinski, de Georges Poulet ou de Roland Barthes [4]. Il convient d’ajouter un autre regard, celui de Didier Souiller qui, dans un article récent, a analysé les effets de contraste du théâtre racinien à la lumière des peintres caravagesques [5]. En analysant quelques estampes illustrant Phèdre, notamment celles gravées d’après Girodet, nous voudrions nous intéresser à la mise en œuvre des passions pour percevoir la manière dont l’ombre et la lumière dialoguent. Il ne s’agit pas pour les artistes de s’attacher seulement à la représentation de contrastes visuels mais bien d’exposer les passions et les caractères. Illustrer Racine, c’est mettre en scène l’ombre et la lumière qui habitent la fille de Minos, révéler les noirceurs d’Œnone ou le goût d’Hippolyte pour la retraite. Le défi est important pour les artistes qui ont dû exposer leur capacité d’inventio tout en se montrant à la hauteur des passions des personnages et des vers du dramaturge.

      Le peintre Girodet-Trioson, qui a illustré la pièce de cinq estampes, centra son iconographie sur le personnage de Phèdre. Il s’est ainsi démarqué des illustrateurs précédents, qui avaient privilégié dans leurs planches l’épisode que le récit de Théramène anime avec tant de vivacité : la mort d’Hippolyte. Avant de s’intéresser à ces estampes, il nous paraît utile d’évoquer les quelques illustrations qui, au XVIIIe siècle, ont mis en scène notre héroïne. Elle figure tout d’abord dans une édition parue à Paris en 1699 et reprise à Amsterdam en 1713, illustrée par Jacobus Harrewyn. On la retrouve dans un cul-de-lampe de l’édition illustrée par Jacques de Sève en 1760 et enfin dans une vignette de François-Hubert Gravelot pour l’édition de 1768 [6]. Harrewyn reprit les compositions de ses prédécesseurs pour toutes les tragédies, à l’exception de Phèdre dont il représenta la mort de l’héroïne (fig. 1). Cependant, la composition qui se remarque en raison d’une posture peu convaincante, ne permet pas de lire en Phèdre. Elle boit et tombe, le dessinateur ne lui a pas laissé la possibilité de se confesser à Thésée, les aveux sont contenus dans la lettre attachée au poignet [7] ; elle renvoie à la tragédie d’Euripide dont le dessinateur s’est aussi inspiré. Elle a ingéré la boisson de Médée en présence de son époux qui constate les faits. La représentation maladroite de sa mort et les gestes emphatiques du roi de Trézène limitent la portée tragique de la composition, on ne sait vraiment si elle se pâme ou se meurt. Jacques de Sève, quant à lui, a retenu la mort d’Hippolyte pour la vignette pleine page, et choisi l’instant au cours duquel la fille de Minos s’empare de l’arme du jeune homme pour le cul-de-lampe du second acte (fig. 2). Le départ d’Hippolyte est proche, la mort de Thésée semble assurée, Phèdre ouvre son cœur à son beau-fils qui reçoit violemment l’aveu de sa belle-mère. Perdue, éperdue, elle ne voit d’autre issue que la mort : « Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper » [8]. Dans cette estampe, Hippolyte se tient dans l’ombre, contemplant son fourreau vide, tandis que Phèdre s’apprête à se transpercer le cœur. C’est Œnone qui, dans un mouvement preste, tente d’arrêter son geste. Derrière les protagonistes, l’amour déchaîné se trouve sur une nue dont les volutes animent tout l’arrière-plan. Le geste de Phèdre est en pleine lumière, tandis que l’ombre qui se projette sur le jeune homme souligne son attraction pour l’obscurité des bois et le peu de maîtrise de son propre sort. Cette composition est précédée d’une représentation allégorique de l’héroïne saisissante puisqu’elle est figurée, dans le cul-de-lampe du premier acte, sous les traits d’une harpie tenant le flambeau de l’amour [9] (fig. 3). Elle apparaît ainsi sous l’apparence la plus terrible, et montre qu’elle ne s’appartient guère. Ces deux illustrations qui s’ajoutent à l’estampe pleine page revêtent un caractère allégorique et figurent les personnages comme des putti [10]. Gravelot, enfin, a repris dans sa vignette (fig. 4) le mouvement de Phèdre s’emparant de l’arme d’Hippolyte lorsqu’elle prononce ces mots :

 

Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne [11].

 

      La composition qui affiche une certaine violence, propose des mouvements suffisamment expressifs dans lesquels le bras tendu, le poing serré et la bouche ouverte de Phèdre témoignent de sa détermination. Les costumes des personnages et les décors évoquent le XVIIIe siècle tout en suggérant l’Antiquité. Si certaines illustrations de Gravelot tendent vers une expression maniérée, celle-ci montre bien la force qui émane du corps de la fille de Minos. Les tailles de la gravure font jouer, comme dans une peinture, l’ombre et la lumière. En outre, bien qu’elle soit en position centrale, Œnonenone tend à disparaître de la composition : les tailles légères la rendent quelque peu fantomatique. L’artiste semble avoir souligné ici son absence de responsabilité et la décharge d’un quelconque complot à cet instant de l’action : sa surprise est totale [12]. Cette vignette annonce d’une certaine manière la vision de Girodet, qui donne à Phèdre, dans chacune de ses compositions, une présence forte.

 

>suite

[1] Phèdre I, 3, v. 191-194.
[2] L’épisode est relaté dans une lettre adressée à l’abbé Vasseur, en date du 24 novembre 1661. Voir Jean Racine, Œuvres, éd. R. Picard, Paris, Gallimard, 1966, p. 408 : « J’y allais pour voir le feu de joie (…). Mais je n’y pris pas assez bien garde pour vous en faire le détail ; j’étais détourné par d’autres spectacles : il y avait tout autour de moi des visages qu’on voyait à la lueur des fusées, et dont vous auriez bien eu autant de peine à vous défendre que j’en avais ».
[3] Pour les représentations visuelles inspirées par Racine, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : De l’iconographie racinienne, dessiner et peindre les passions, Turnhout, Brepols, 2010.
[4] J. Starobinski, « Racine et la poétique du regard », Nouvelle NRF, 1957, n°56, pp. 246-264. R. Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963. Il s’est intéressé à la manière dont le dramaturge a composé des tableaux. G. Poulet, études sur le temps humain, Paris, Plon, 1964, chapitre III, pp. 55-67. Il a filé la métaphore de la lumière et de l’ombre dans son chapitre « Racine, poète des clartés sombres ».
[5] D. Souiller, « Coexistence des contraires et peinture en clair-obscur dans le théâtre de Racine », dans Revue Textimage, 2011, printemps. Revue en ligne
[6] J. Racine, Œuvres, Paris, Pralard, 1699-1700, 2 vol. in-8.
J. Racine, Œuvres, Amsterdam, Henri Schelte, 1713, 2 vol. in-18.
J. Racine, Œuvres, Paris, Le Breton, 1760, 3 vol. in-4.
J. Racine, Œuvres avec des commentaires de Luneau de Boisgermain, Paris, Louis Cellot, 1768, 7 vol. in-8.
[7] Chez Euripide la fille de Minos se pend, laissant une lettre d’aveux. Dans l’édition de 1699-1700, très rare, également illustrée par Harrewyn, Phèdre invoque les dieux, le bras gauche levé, une lettre attachée au poignet.
[8] Phèdre, II, 5, v. 704.
[9] Les dictionnaires d’iconologies insistent tous sur la noirceur des Harpies.
[10] Cette édition propose une iconographie tout à fait inédite et unique dans le corpus racinien. Pour plus d’informations nous renvoyons à nos articles : « Jacques De Sève illustrateur du théâtre de Jean Racine », Dix-huitième siècle, 2005, n°37, pp. 513-526. « Jacques De Sève, un dessinateur pour le livre à figures au XVIIIe siècle », Nouvelle Revue des livres anciens, 2010, n°4, pp. 13-23.
[11] Ibid., II, 5, v. 710-711. La lettre de certains tirages de cette estampe inscrit ces deux vers.
[12] Le dessin que conserve le musée du Petit Palais souligne cette intention du dessinateur, déjà visible dans les premiers projets conservés au Rosenbach Museum. Le musée du Petit Palais conserve les dessins de cette édition qui sont collés sur une page interfoliée à la place de l’estampe, ils font partie du legs des frères Dutuit en 1902. Douze dessins, plume, encre de Chine et lavis brun, 15,7x9. Voir exposition Paris, 1992-1993, Fragonard et le dessin français, n°86 à 99, les dessins sont tous reproduits. Ceux du Rosenbach Museum proviennent du portefeuille de l’artiste, préservé après sa mort et entré dans les collections en 1923. Pour Phèdre, trois dessins préparatoires permettent d’envisager le procédé créatif de l’artiste. Voir exposition Philadelphie, Houston, 1985, Eighteenth-Century french book illustration. Drawings by Fragonard and Gravelot from the Rosenbach Museum and Library.