Ombre et lumière dans Phèdre
de Jean Racine

- Marie-Claire Planche
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Fig. 8. H.-G. Chatillon, Phèdre (IV, 2), 1801

      L’illustration de l’acte IV représente la confrontation entre Thésée et son fils : « Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi ? » [30]. La planche de Girodet doit être rapprochée d’un tableau contemporain, celui de Pierre-Narcisse Guérin, exposé au Salon de 1802. Cette toile propose une synthèse : Hippolyte, accusé à tort, ne paraît pas seulement devant son père, mais aussi devant Phèdre et Œnone. C’est toute la machination ourdie par cette dernière qui est ainsi représentée [31]. Si Girodet a insisté sur la rencontre entre les deux hommes, en ajoutant la présence de la nourrice, il a réalisé ce même effort de synthèse (fig. 8). On se la représente surveillant sa maîtresse, épiant les mouvements de son corps et de son âme, on se la figure écoutant aux portes pour saisir les conséquences de son funeste projet. Girodet ne l’a pas dessinée autrement puisque sa face paraît alors que Thésée ordonne à Hippolyte de quitter le palais. Elle se tient dans l’autre pièce, en partie dissimulée dans son manteau, mais trahie par l’acuité de son regard et le mouvement de sa main : ils révèlent l’attention portée à la scène qui se joue. L’étoffe placée devant la bouche pourrait même étouffer un cri [32]. L’ajout de ce personnage qui ne fait pas partie de la scène de la tragédie, est tout à fait pertinent. Le peintre a non seulement livré les traits de caractère de la nourrice, mais aussi contribué à l’accuser de ce désastre. Seul le fidèle chien se tourne vers l’encadrement, il indique le chemin de la lumière, la source qui pourrait révéler la vérité et tout arrêter. Ce rai lumineux qui vient frapper Hippolyte ne peut-il être également le soleil de Phèdre, la lumière éclatante qui met au jour les pires noirceurs ? Thésée fait face au spectateur et, le poing serré sur le piédestal accueillant Poséidon, repousse de l’autre bras son fils. Le visage et les yeux fermés du roi de Trézène, l’ombre qui l’enveloppe annoncent l’invocation au dieu et l’acte suivant. Le père se contient et déjà se désespère de perdre son fils. Hippolyte, quant à lui, expose son incompréhension par ses yeux baissés et son geste qui trahit son impuissance. Comment se défendre ? Comment s’expliquer face à tant de certitudes ? Œnone s’est montrée bien convaincante et le jeune homme découvre ce qu’elle a ourdi :

 

D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte !
Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;
Tant de coups imprévus m’accablent à la fois
Qu’ils m’ôtent la parole et m’étouffent la voix [33].

 

      Cependant, sa faiblesse est contrebalancée par les accessoires qu’il porte. Il se présente non seulement avec les instruments de la chasse, mais aussi avec une peau de lion et son lévrier. Ce qui rappelle ses origines et son éducation sylvestre, annonce aussi sa vaillance à venir face au monstre [34]. La tension est extrême et l’on sent dans cette planche la progression du drame : Hippolyte ne peut lutter face aux accusations. Les illustrations font vraiment corps avec la tragédie dont elles scandent le rythme en insistant sur l’expression des passions et les interactions entre les personnages.

      Thésée a chassé son fils et a fait appel à Neptune. C’est dans un court monologue que son dessein est exposé :

 

Misérable, tu cours à ta perte infaillible !
Neptune, par le fleuve aux dieux mêmes terrible,
M’a donné sa parole, et va l’exécuter.
Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.
Je t’aimais ; je sens que malgré ton offense,
Mes entrailles pour toi se troublent par avance.
Mais à te condamner tu m’as trop engagé [35].

 

      Celui qui n’apparaît presque plus comme un père affirme malgré tout son lien à Hippolyte en disant tout à la fois ses sentiments pour lui, et le dilemme qui le déchire. à l’acte V, le drame éclate tout à fait : Œnone se précipite « dans la profonde mer », Théramène relate à Thésée dans un récit vibrant et coloré la mort d’Hippolyte et Phèdre, près de la mort, se dénonce et révèle à Thésée l’innocence de son fils :

 

Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée,
C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste ;
La détestable Œnone a conduit tout le reste.
[…]
J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes [36].

 

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[30] Ibid., IV, 2, v. 1044
[31] Pierre-Narcisse Guérin, Phèdre et Hippolyte, huile sur toile, 257x335cm, Paris, Musée du Louvre. Visible sur la base Joconde
[32] L’étude des figures nues conservée à édimbourg montre Œnone sur la pointe des pieds et la main sur la bouche. Bien que le dessin ne figure pas encore le décor, la disposition des trois personnages est en place et le mouvement de la nourrice est très explicite.
[33] Ibid., IV, 2, v. 1077-1080
[34] On retrouve ce même principe dans le tableau de Guérin.
[35] Ibid., IV, 3, v 1157-1163.
[36] Ibid., V, scène dernière, v 1622-1626 et 1635-1638.