Admirables vanités
- Olivier Leplatre
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Fig. 5. S. Bonnecroy, Vanité, 1641

Fig. 6. G. La Tour, La Madeleine pénitente, v. 1640

      Le peintre participe de la vanité, dans son processus de piège phénoménal, quand il suit dans ses moindres détails du monde et les magnifie, lorsqu’il restitue au plus près la peau lisse d’une poire, les volutes d’une fumée de pipe, le miroitement argenté d’un poisson et qu’il nous emporte par tant de merveilles émanées des choses ; son art se hisse à la perfection de la représentation mimétique au point de la dépasser et de sublimer le réel. Mais il procède ensuite de l’autre mouvement de la vanité, moral cette fois : il pratique la réduction ontologique, rabaisse la belle ambition du tableau, retranche ses éléments : il en assourdit finalement l’éclat et il ne nous met plus qu’en présence d’aspects ou de simulacres, devant les « vaines formes de la matière » selon les mots de Mallarmé, que le tableau indique pour les nier, en une forme de deixis négative. Aussi le genre de la vanité frustre-t-il le désir en disposant par exemple, au bord de la table comme une invite muette, un couteau que nous sommes incapables d’attraper. Cette objectivation et même ce reflux de notre regard insatiable et fasciné libère alors l’appel de la mort qui nous fait fermer les yeux, pour ne plus voir que le néant et atteindre cet aveuglement salutaire « plus heureux » comme l’écrit Pierre Nicole, « que la vue malheureuse que le péché nous a procurée » [7].

      6. Que fait un peintre de vanité ? En somme, il nettoie sa toile. C’est là son opération de peinture : il passe la main sur le monde illusoire brillant et coloré qu’il a fait naître, il ôte au champ du visible cela même qu’il a ostensiblement suscité. Il ne gomme pas tout mais une partie, des bouts (c’est ce que fera plus tard systématiquement Francis Bacon pour obtenir localement ce qu’il appelle des « diagrammes » : une « zone de nettoyage » selon Deleuze [8]). Le peintre de vanité élimine ; il barre le regard comme le suggère spectaculairement ce tableau du protestant Sébastien Bonnecroy (fig. 5) : on y remarquera la chute du couteau dont la verticale aide à interdire le tableau. Mieux peut-être : le peintre de vanité rature, il commence à passer au noir. La peinture fuit alors dans les interstices ténébreux d’une mâchoire ou les cavités d’un crâne, elle est piquetée d’encre aux points de moisissure des fruits, elle sombre dans l’écriture de la mort qui transpire par les taches sombres des flétrissures et que des créatures scripturales (mouches, scarabées ou papillons) tracent de leurs présences funèbres. La peinture de vanité reprend la peinture au point de départ de l’écriture ; elle ramène l’ombre, elle replonge le monde dans son brouillon, elle absorbe la couleur dans la page noire de la toile. Ce n’est pas une écriture à proprement parler qui affleure puisque nous ne voyons rien sinon que commencent à s’écrire des germes de mots et que sourd le début d’une ponctuation ; mais nous est ainsi perceptible la zone de transformation de la couleur précipitée en encre. Prise dans un processus en cours qu’on nous convie à observer, la peinture se défait littéralement dans la peinture de vanité. D’une certaine façon, Pascal récupère cette dissolution des formes et des couleurs et il en fait sa matière d’écriture : il accorde ses mots à la vanité qui lui a donné son encre, ce « beau noir » admirable évoqué avec perplexité par Valéry. Et dans ses mots, il fait parler la « Parole de Dieu [qui] subsiste à jamais » (Livre d’Isaïe, 40).
      La peinture de vanité ramène l’ombre ou, comme s’y est consacré toute sa vie Georges de La Tour, la lumière dans l’ombre, celle qui mène les yeux au Ciel afin de voir au-delà. Dans l’une de ses célèbres Marie Madeleine (fig. 6), Georges La Tour supprime l’image humaine dans le miroir : il la remplace par le reflet de la lumière. Il épure le visage déjà lui-même restreint à la perspective néantisante du crâne. Mais le crâne à son tour tend à disparaître, ou il revit dans la flamme. Par cette leçon de ténèbres, comme le suggère Pascal Quignard, la flamme aménage le passage de l’ici et du là-bas : elle éclaire le tableau mais elle appelle le regard, dont celui de Marie-Madeleine est le relai, plus loin que lui, par la porte du miroir. Au cœur de la lumière intense, gît le noir et c’est encore la nuit qui l’entoure et l’aspire. « Plus on s’approche du feu », écrit Pascal Quignard, « plus on contemple qu’il se résume à la quantité de matière qui vient à manquer dans la flamme » [9]. Cette brèche de lumière dans la lumière habite le tableau et guide la piété. La légère agitation de la flamme à sa pointe révèle un souffle, un mouvement, une aspiration.
      Le tableau de vanité déporte notre admiration vers ce qui détruit la peinture, la nuit et l’invisible, ou ce qui en rend possible la présence : la lumière. La vanité cherche dans les images ce qui n’a pas d’image : le noir qui mange le visible, comme dans le tableau Georges de La Tour le noir mange la jupe de Madeleine ; la lumière qui vient au visible mais se retire tout aussitôt, la lumière qui fait signe. La Tour réunit le double message de la nuit et de la lumière : la flamme irradie l’ombre et rend les corps visibles tout en étant enlevée par cette même ombre qui se répand en elle : « un portrait porte présence et absence » écrit aussi Pascal (Le Guern 243).

      7. Toutefois même dans la peinture de vanité, la frontière peut très vite se brouiller entre l’adoration de l’image et l’adoration devant l’image plus haute qu’elle. Elle se trouble en raison précisément de la dialectique de la représentation qui la détermine. Certes la vanité livre son message en se dénonçant comme peinture : elle diffuse ainsi son discours sur les chimères du monde et elle peut laisser aller le regard, par translation, vers l’invisible divin. Mais elle oblige à s’arrêter d’abord sur des merveilles avant de les dissiper. La tentation est donc grande pour l’artiste d’attirer indûment l’attention sur ce premier stade du message où la peinture se reconnaît. La réticence des augustiniens (elle s’applique à tous les divertissements, de la peinture au théâtre) souligne ce danger de la représentation qui aspire toujours à prendre le pas sur son message, fût-il moral voire spirituel, et qui nécessairement le dénature.

 

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[7] P. Nicole, Les Visionnaires, Liège, Beyers, 1667, p. 494.
[8] G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation [1981], Paris, Seuil, « L’ordre philosophique, 2002. Voir G. Bellon, « "La Lutte avec l’ombre". Naissance du tableau, genèse de la pensée chez Deleuze », dans Revue Recto/Verso, n°5, décembre 2009, consultable sur le site de la revue Recto/Verso.