Admirables vanités
- Olivier Leplatre
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      b. Vanité encore de notre regard face à la peinture qui refuse de voir les originaux pour ne pas se trouver assailli par l’effroi de notre misère, pour éviter de constater, avec trouble, que nous sommes en permanence au bord du précipice, que l’humanité est faiblesse et finitude. L’homme aveuglé en spectateur concentre son désir sur la vanité de la peinture parce qu’il s’assure grâce aux tableaux le moyen de s’oublier ; il se fond dans les couleurs et les formes. La peinture est un puissant divertissement qui couvre, par son écran diapré, l’abîme de l’existence : elle habille de ses chatoiements le fond noir de notre condition. Face au tableau, nous regardons ailleurs qu’en nous-mêmes et loin de Dieu, en nous faisant croire que nous touchons de près à la vérité. La stratégie du peintre est de maintenir notre erreur de ne pas savoir ou de ne pas vouloir prendre en considération ce que nous sommes authentiquement. Il nous aide à ne pas affronter l’admirable inadmirabilité de notre réalité mortelle, dérisoire, imbécile.

      4. Toutefois, de ce point de vue, de ce lieu d’où Pascal regarde et d’où il écrit, la peinture ne ressort pas intégralement condamnée [6]. « La faiblesse de l’homme est la cause de tant de beauté que l’on établit » (Le Guern 86). L’homme a besoin de la chimère des beautés artificielles pour ne pas désespérer du monde et de lui-même. Le moraliste, qui considère la vérité de la peinture, ne saurait sans doute se satisfaire de ce mirage esthétique créé par la peinture à partir de son déficit métaphysique. Il écrit pour dénoncer le simulacre, réduire l’importance de la peinture, estomper ses couleurs et montrer sa trame. Les dévots plus encore ne peuvent éprouver que du dédain pour la peinture en raison « de la nouvelle lumière que la piété leur donne » (Le Guern 83). Mais les habiles, eux, continueront d’admirer ces beautés bien qu’en ayant conscience du fondement misérable sur lequel elles reposent. Ils en savent la raison mais ils la gardent dans l’antichambre de leur réflexion, ils en jugent par la pensée de derrière ; et ils respectent les tableaux comme ils admirent « un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais » parce qu’ils voient bien que « cet habit c’est une force » (Le Guern 82). De même la toile de la peinture est une force qu’il est impossible de ne pas honorer.
      Restent les chrétiens parfaits : eux sont les mieux à même de comprendre une autre vérité de la peinture, celle qui, selon la logique radicale d’un renversement du pour au contre, réussit à voir, avec une admiration parfaitement éclairée, la folie de la peinture. Les chrétiens parfaits admirent la peinture et en elle sa capacité de divertissement non évidemment parce qu’elle sollicite leurs sens mais parce que la peinture, toute peinture manifeste une telle puissance de vanité qu’elle en devient, comme malgré elle, ironiquement, un admirable objet de méditation et de foi ; là se trouve toute la vérité admirable de la vanité du monde. « Quelle vanité que la peinture » s’exclame Pascal : entendons « quel haut et beau degré de vanité que la peinture » qui se montre vaine tout en cachant qu’elle l’est, en quoi elle nous regarde.
      Mais de la peinture ainsi réévaluée, réécrite selon tous ses points de vue, selon la gradation des opinions et leur subtilité, ne faudrait-il pas précisément exclure la peinture de vanité ? Car ce genre de tableaux est, tout à fait consciemment, un miroir de la vanité ; il prétend être son plus parfait portrait et non son tableau ; ou il est son tableau se défaisant sous nos yeux et, au moment même de sa contemplation, se reconfigurant dans un portrait : une anti-peinture, la réplique pascalienne de la peinture à la peinture, une forme de réécriture de la peinture qui l’abolit, l’enlève au visible et la ramène au dernier mot de la vérité, voilà comment l’on pourrait comprendre les tableaux de vanité.

      5. Car c’est effectivement au lieu focal du vain que se conçoit la peinture de vanité, où le tableau apparaît pour disparaître, où il resplendit et s’éteint en un unique mouvement à peine décomposé. La vanité définit ce genre de la peinture qui s’en prend à toute l’admiration pour les tableaux et ce qu’ils disent du monde ; la vanité sous-tend et rompt le charme de cette moire de peinture qui enchante la toile et nous fait forte impression. Dans la peinture de vanité, fait retour l’inadmirabilité des choses qui signent notre misère.
      Le peintre moral désire ainsi que son œuvre échappe à notre obsession du divertissement auquel au contraire s’adonne d’ordinaire la peinture. Mû par ce souci, il réussit une capture libératoire qui attire et conjointement détache notre regard de la jouissance narcissique des apparences ; il le recentre au point « indivisible » de la vérité, pour parler comme Pascal. La peinture de vanité ne refoule pas notre admiration, elle l’utilise comme le moyen salutaire pour nous faire approcher le message de vérité et nous retourner cette fois avec sagesse contre notre premier éblouissement. Ce qui rend alors une toile de vanité admirable, la façon qu’elle a de nous subjuguer avec une somptueuse tulipe, un citron étincelant et même un beau crâne est justement ce qu’elle attaque et ce qu’elle ruine. Le peintre ramène le butin qu’il attrape dans son filet, hommes et choses, à leur simple réalité, à leur existence éphémère, à leur état de misère essentielle et à leur devenir irréversible. Le monde revenu, comme d’un songe, à son insignifiance admirable est le monde splendide et déchu de la vanité : admirables fleurs piquetées, admirables fruits amollis de pourriture, admirables crânes décharnés et hideux où l’orgueil humain mesure au reflet la véritable étendue de son vide. La vanité exagère elle aussi notre admiration pour les biens dérisoires, mais elle aménage cette formidable erreur pour mieux abattre notre désir d’une aile de mouche ou d’un pétale fané.

 

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[6] Voir K. Lanini, Dire la vanité à l’âge classique. Paradoxe d’un discours, Paris, Champion, « Lumière classique », 2006 (notamment le chapitre « Vanité dans les Pensées », pp. 85-108).