Admirables vanités
- Olivier Leplatre
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      Sans doute cette remarque est-elle attachée aussi à l’effort de convertir le libertin, tout disposé à s’abandonner à ces formes de sensualité venues du visible. La pensée de Pascal puise dans l’écriture, dans son noir sobre et éclairant, l’antidote aux couleurs et aux formes de la toile. Son fil suit l’intention du dessin : tirer la vérité sous l’enveloppe des apparences, sous leur couche colorée. L’encre jetée sur le papier rencontre le trait que la logique de Port-Royal sauve dans la peinture et presque hors d’elle : « Ainsi, quoique ceux qui sont intelligents dans la peinture, estiment infiniment plus le dessein que le coloris ou la délicatesse du pinceau, néanmoins les ignorants sont plus touchés d’un tableau dont les couleurs sont vives et éclatantes que d’un autre plus sombre, qui serait admirable pour le dessein » [5]. Aussi l’écriture est-elle comparable au dessin pour la peinture. Elle note l’idée qui la sous-tend, la met au jour et dissipe l’illusion. Elle démonte le visible qu’elle laisse nu face au portrait de sa vanité, tracé par la plume.

      3. Plus qu’avec la chasse ou le jeu de paume (Le Guern 37), Pascal a la certitude d’approcher avec la peinture, une fois percée sa magie illusionniste, l’une des plus vertigineuses manifestations de la vanité. Pour le moraliste qui module dans ses pensées les occurrences innombrables du vain, la peinture est d’une sorte bien particulière : elle livre à qui sait la regarder et non seulement l’admirer, à qui évite son hypnose, la preuve des ressources infinies de la vanité, de sa capacité intarissable d’invention et de surprise.
      « Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue (…) cela est admirable » écrit Pascal au début de la liasse « Vanité » (Le Guern 14). Or justement, la peinture rend visible la vanité en son essence ou plutôt en son phénomène, en son apparaître. Que les hommes ne le voient pas, il y a de quoi ne pas en revenir (Pascal trouve authentiquement « admirable » cet aveuglement face à la vanité). Car quand ils regardent des tableaux, les hommes ont la vanité littéralement sous les yeux. Mais, il est vrai, les tableaux favorisent le geste trompeur de la vanité ; ils opacifient notre œil, mettent en scène la tentation de la futilité en la rendant tout à fait agréable et ils nous aident à nous duper nous-mêmes. Il faut à rebours le dessillement de l’écriture pour y voir plus clair ; ni trop près ni trop loin, au point de perspective moral où la peinture, réécrite, fait sens en ne faisant plus d’effet : « Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu, les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera ? » (Le Guern 19).
      a. A ce point de perspective, la peinture prouve la force de notre inconstance : « La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours. Elle a ses allées et venues » (Le Guern 25). Le goût pour les tableaux et ce qu’ils représentent l’atteste : nous sommes très facilement capables de nous trouver en désaccord avec nous-mêmes puisque nous jugeons d’une chose identique de manière inverse si nous la voyons dans la réalité et si nous la voyons figurée. Nous sommes prêts à nous déjuger, à trouver admirable ce que nous estimons par ailleurs sans intérêt, éventuellement méprisable ou répugnant. La vanité de la peinture est donc vanité de notre opinion changeante, encline à se contredire et devenir à ce point incompréhensible. La peinture met l’accent sur ce qui gît en nous d’instable, de désordonné, de discontinu ; pire, elle encourage notre inaptitude à nous en tenir à la fixité de la vérité. Elle accroît notre désir, s’en remet exclusivement à la supercherie de nos affects et à l’emprise de notre imagination qui « dispose de tout » et « fait la beauté » (Le Guern 41). Elle nous laisse sombrer dans l’envoûtement des signes et le danger des artefacts qui font vaciller ou effacent nos repères, et grâce auxquels la laideur comme l’insignifiance se griment de beauté. La peinture soumet le regard à la feinte mimétique : elle ne le rend pas dépendant du leurre de la transparence, comme on l’analyserait dans le trompe-l’œil ; elle le ravit par le leurre charmant de l’opacité.
      Le peintre est vain qui nous entraîne dans cette admiration artificielle, « pour nous crever les yeux agréablement » (Le Guern 41), alors que nous devrions contempler la vérité. Selon Pascal, il perd son temps et nous faire perdre le nôtre par l’enjeu dérisoire et périlleux de son art radicalement éloigné de l’essentiel. Il détourne notre admiration en transférant son objet, puisque derrière la toile opaque de la mimésis, il oublie de nous faire admirer le monde tel qu’il est, alors qu’il fait signe de Dieu. Ne pas admirer les originaux peut signifier non pas que la réalité ou certains de ses éléments sont indignes de notre admiration mais que nous ne savons plus y porter notre vrai regard. Depuis le péché originel, nous appréhendons mal la grâce de la nature. L’homme préfère avec orgueil jouir de sa propre création plutôt que de se soumettre modestement à celle de Dieu ; il contrefait le monde et perd sa valeur figurale où Dieu se cache et cependant paraît.

 

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[5] A. Arnaud et P. Nicole, La Logique ou l’art de penser, Troisième partie, éd. L. Marin, Paris, Flammarion, « Science de l’homme », 1970, p. 339.