La Mise en abyme imagée
- Jean-Marc Limoges
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Fig. 32. J. Carpenter, In the Mouth of Madness, 1994

Fig. 33. J. Carpenter, In the Mouth of Madness, 1994

Fig. 34. J. Carpenter, In the Mouth of Madness, 1994

Fig. 35. M. Cright, Seulement 129 secondes, 2004

Fig. 36. M. Cright, Seulement 129 secondes, 2004

Fig. 37. M. Cright, Seulement 129 secondes, 2004

Fig. 41. M. Brooks, Spaceballs, 1987

      S’il est aisé de trouver des exemples de mises en abyme imagées instantanées de type simple au cinéma, il sera en revanche impossible de trouver des exemples de mises en abyme de type aporétique pour la raison que nous avons évoquée plus haut : la mise en abyme ne peut être aporétique qu’à une seule condition : que l’œuvre n’apparaisse pas dans l’œuvre (mais ne demeure qu’à l’état de programme, d’ébauche, de projet, de réalisation partielle du film lui-même). En revanche, il sera bien plus facile de trouver des cas de mises en abyme imagées instantanées de type infini ; étaient d’ailleurs de ce type tous les exemples offerts par Dällenbach lorsqu’il abandonnait la littérature au profit de la peinture : les exemples de la boîte de cacao Doste, des bouteilles de Quinquina Dubonnet, des flocons d’avoine Quaker Oats et de la Vache qui rit, étaient tous des cas de mises en abyme imagées instantanées de type infini. Or, toute mise en abyme imagée infinie ne sera pas forcément instantanée.
      In the Mouth of Madness (J. Carpenter, 1995) représente un exemple de mise en abyme imagée infinie qui n’est pas instantanée. Le film raconte l’histoire de John Trent (Sam Neill), un assureur s’improvisant détective afin de retrouver Sutter Cane (Jurgen Prochnow), auteur de livres d’horreur à succès, bizarrement disparu. Le film commence à l’asile. On y voit Trent en camisole de force, hurlant qu’il n’est pas fou, se débattant sous la poigne de fer de deux infirmiers qui l’enferment dans une chambre capitonnée (fig. 32). Un peu plus tard arrive le Dr. Wrenn (David Warner) qui invite le patient à lui raconter son histoire. On apprend alors comment les éditeurs de Cane ont fait appel à Trent pour le retrouver. En effet, son dernier livre, Hobb’s End (comme les précédents d’ailleurs), se vend bien mais le public attend impatiemment le prochain, In the Mouth of Madness, dont la publication risque d’être retardée, sinon interrompue, si on ne retrouve pas l’auteur. Trent raconte alors comment il a pénétré (physiquement) dans l’univers de Hobb’s End afin d’y retrouver l’auteur qui s’y cachait et comment Sutter Cane lui avait remis le manuscrit de In the Mouth of Madness qu’il l’avait sommé de rapporter (dans le monde réel) à son éditeur. Victime de toutes ses manigances surnaturelles, incapable d’accepter la porosité des frontières entre son monde et le monde de la fiction, Trent devient fou. Fin de l’histoire. Le psy est remercié. Le patient se retrouve seul. Cependant, la porte de sa cellule est ouverte. L’asile est désert. On dirait une hécatombe. Trent en profite pour s’enfuir. Il erre dans les rues de la ville, saccagée par les lecteurs du livre qui sont tous, eux aussi, devenus fous. Il entre dans un cinéma (fig. 33) où on présente une adaptation cinématographique du roman In the Mouth of Madness avec, dans le rôle titre, nul autre que John Trent (fig. 34). Le film raconte donc l’histoire à laquelle nous venons d’assister : Trent est à l’asile, hurlant qu’il n’est pas fou, puis se retrouve, au terme de sa captivité, devant un film qui raconte son histoire… La dernière image est donc rétro-prospective, en cela qu’elle renvoie au début du film, mais annonce aussi sa suite.
      Exemple structurellement semblable dans le court-métrage d’animation Seulement 129 secondes (M. Cright, 2004). Le film raconte l’histoire d’un gardien de nuit poursuivi par un monstre (fig. 35). Or, au bout de la 36e seconde, nous apprenons que tout cela n’était qu’un film regardé par une fillette (fig. 36). Cependant, par un curieux cas de métalepse, le monstre se retrouve dans la salle et poursuit la jeune fille qui se réfugie dans un musée jouxtant le cinéma. Malheureusement pour elle, elle se fera croquer et se transformera en monstre. Le gardien du musée – le même qu’au début –, venu voir ce qui se passait, se retrouve nez à nez avec le mutant qui le poursuit de plus belle (fig. 37). Nouveau déboîtement : tout cela n’était qu’un film. Et nous revoilà dans la salle de cinéma où se trouve toujours la même fillette qui se fera poursuivre par le même monstre (fig. 36). La mise en abyme infinie est donc rétro-prospective en cela qu’elle rappelle et annonce ce qui arrive.
      Spaceballs (M. Brooks, 1987) nous permettra enfin de passer de la mise en abyme infinie rétro-prospective à la mise en abyme infinie instantanée. Un peu après la trentième minute du film, les protagonistes Dark Helmet (Rick Moranis) et Colonel Sandurz (George Wyner), afin de savoir où se cache la princesse Vespa (Daphne Zuniga) qu’ils poursuivent, décident de visionner le film Spaceballs (fig. 40) qu’ils ont réussi à dégoter (avant même sa sortie en salle !). Cette image aurait suffi à nous donner une mise en abyme infinie. Or, nos protagonistes décident de regarder, en accéléré (fig. 39), tout le début du film auquel nous avons déjà assisté (fig. 38). La mise en abyme infinie imagée est ici clairement rétrospective.
      Cependant, nos personnages arrivent inévitablement au moment du film où ils regardent le film et où ils se verront regardant le film, regardant le film, regardant le film… nous offrant ainsi un superbe « vidéo feed-back » (fig. 41) qui ressemble d’ailleurs aux publicités dont nous avons parlé plus haut.
      Ainsi, les fameuses publicités vers lesquelles Dällenbach s’était spontanément tourné pour illustrer avec plus d’éloquence ce qu’il entendait par mise en abyme infinie n’étaient que des cas de mises en abyme imagées instantanées. Dans Airplane II : The Sequel (K. Finkleman, 1982), le capitaine McCroskey (Lloyd Bridges) revient, le temps d’une pause, se planter devant une photo de lui-même dans la même position avec, derrière lui, encore une fois, une photo de lui dans la même position, et ainsi de suite (fig. 42). Dans Ed TV (R. Howard, 1999), un téléviseur nous renvoie, à l’infini, l’image du jeune Eddy Pekurny (Matthew McConaughey), filmé en direct, lors de son passage à l’émission de Jay Leno (lui-même), par les caméras de télévision qui le suivent 24 heures sur 24 (fig. 43). Deux autres téléviseurs placés « en abyme » des films The Game (D. Fincher, 1997, fig. 44) et Inland Empire (D. Lynch, 2006, fig. 45) nous offrent aussi, d’un seul coup d’œil, des mises en abyme infinie instantanées.

 

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      Nous avons tenté, en passant de la mise en abyme littéraire (essentiellement « textuelle ») à la mise en abyme cinématographique – et plus précisément à la mise en abyme « imagée », c’est-à-dire celle se manifestant par une image dans le film et par l’image du film – d’exemplifier, après avoir exposé les trois types recensés par Lucien Dällenbach – simple, infini et aporétique –, les diverses modalités temporelles auxquelles les deux premiers types pouvaient donner naissance : prospectives, rétrospectives, rétro-prospectives, simultanées et instantanées. Il serait éventuellement intéressant de se questionner sur le type d’informations que nous donne chacune de ces configurations dans l’interprétation du film : s’agit-il d’un indice qui nous est révélé, de l’état d’esprit du personnage qui nous est dévoilé, etc. La « boucle programmatique », la « coda », le « pivot » et l’« arrière-fond » induisent-ils tous la même lecture ? Quelles sont leurs fonctions et leurs effets ? Ces configurations cherchent-elles à rompre ou à entretenir l’illusion filmique ? Cherchent-elles à s’afficher ou à s’effacer comme artifice ? Dans quel « sens » se manifestent ces réflexions ? Sont-ce les œuvres dans l’œuvre qui reprennent ce que les personnages ont fait, font ou feront, ou bien les personnages qui reprennent l’essentiel de ce que l’œuvre dans l’œuvre nous a donné, nous donne ou nous donnera à voir ? On voit la réflexion, presque infinie, à laquelle nous invitent ces divers jeux de miroirs.

 

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