La Mise en abyme imagée
- Jean-Marc Limoges
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Figs. 1 et 2. T. Holland, Fright Night, 1985

Figs. 3 et 4. S. Jones, Being John Malkovich, 1999

Figs. 5 et 6. S. Jones, Being John Malkovich, 1999

      Il est toutefois une autre modalité temporelle que ne pouvait pas offrir la littérature et que peut, en revanche, offrir le cinéma. Dällenbach l’entrevoit d’ailleurs, par la négative, quand il écrit : « incapable de dire la même chose en même temps qu’elle, l’analogon de la fiction, en le disant ailleurs, le dit à contretemps et sabote par là même l’avancé successive du récit » (p. 82, l’auteur souligne). Dominique Blüher, reprenant le travail là où Dällenbach l’avait laissé, ajoute à ces trois modalités temporelles – qu’elle nomme indifféremment « espèce » (p. 74), « type » (p. 86), « fonction » (p. 74) ou « catégorie » (p. 85) –, une quatrième possibilité, que le cinéma accomplit. Elle parle de mise en abyme « simultanée » – qu’elle nomme aussi « arrière-fond » – pour qualifier ces configurations dans lesquelles une « action (…) se déroule en même temps dans une salle de cinéma et à l’écran » (p. 87, nous soulignons). Il faudrait toutefois ouvrir une telle définition, trop restrictive, afin de pouvoir l’appliquer à toute autre configuration que le « film dans le film », en insistant sur ceci que la mise en abyme simultanée peut reposer sur n’importe quel support, qu’il soit visuel (film certes, mais aussi tableau, photo, etc.), voire sonore (musique, chanson, etc.) ou même écrit (roman, poème, etc.).
      Blüher tente à son tour d’illustrer ces différentes modalités temporelles au cinéma. Elle donne d’abord, comme exemples de mises en abyme prospectives, Die Sehnsucht der Veronika Vozz (R. W. Fassbinder, 1982), dans lequel le film que regarde Veronika (Rosel Zech), au début du film même, annonce son propre déclin ; en effet, précise Blüher, « l’extrait du film second Schleichendes Gift résume (…) par son titre "poison lent", l’histoire de Veronika Voss que le film dévoilera par la suite » (p. 76). Mais Blüher cite aussi La Passion de Jeanne d’Arc (C. Th. Dreyer, 1928) qui apparaît dans Vivre sa vie (J.-L. Godard, 1962) et qui annonce la mort de Nana (Anna Karina) à la fin du film même, ainsi que la fameuse séquence d’actualités News on the March ouvrant Citizen Kane (O. Welles, 1941) et qui révèle un avant-goût de l’histoire à laquelle nous assisterons. Elle offre ensuite, comme exemples de mises en abyme rétrospectives, les divers extraits de films qui ponctuent Crime and Misdemeanors (W. Allen, 1989) et qui réfléchissent, chaque fois, une partie de l’histoire dont nous venons d’être témoins. Elle présente aussi, comme exemples de mises en abyme rétro-prospectives, Les Aventuriers (R. Enrico, 1966), au début duquel est tourné un film amateur « qui dévoilera aux chercheurs (au milieu du film) l’emplacement du trésor » (p. 85) et Splendor (E. Scola, 1988), à l’intérieur duquel est projeté It’s a Wonderful Life (F. Capra, 1946), qui résume et préfigure la situation de Jordan (Marcello Mastroianni). Enfin, après l’exemplification, au cinéma, de ces « trois catégories que l’on a pu emprunter à la critique littéraire » (p. 86), Blüher expose, comme exemples de mises en abyme simultanées, Sherlock Jr. (B. Keaton, 1924) et The Hard Way (J. Badham, 1991), mais surtout Saboteur (A. Hitchcock, 1942), suspense à la fin duquel Frank Frye (Norman Lloyd), poursuivi par des policiers armés, se réfugie dans un cinéma où il se défend par des coups de feu, tandis que, derrière lui, sur l’écran, un homme tire aussi des coups de feu.

 

Matière de l’expression

 

      Dans La Mise en abyme filmique : essai de typologie (2000), Sébastien Févry, s’inspirant des travaux de Christian Metz (et, par son intermédiaire, de ceux de Louis Hjelmslev), distingue la mise en abyme « homogène », la « mise en abyme qui s’exprime par le biais d’une seule matière de l’expression » (p. 30) de la mise en abyme « hétérogène », la « mise en abyme (…) qui se déploie en usant du son et de l’image » (p. 30). Les premières, précise-t-il, peuvent être « imagées », « verbales », « musicales », « bruitées » ou « graphiques ». Aussi, si l’on suit bien ses exemples, est « imagée » la mise en abyme qui se manifeste par l’image du film emboîtant (et non celle dont l’œuvre emboîtée se manifeste par l’image), est « sonore » la mise en abyme qui se manifeste par le son du film emboîtant (et non celle dont l’œuvre emboîtée se manifeste par le son), etc. Toutefois, il ne suffit pas, selon nous, de ne porter attention qu’à la matière à laquelle l’œuvre emboîtante (celle que nous percevons) recourt pour manifester son contenu, mais il s’agit aussi de porter attention à celle à laquelle l’œuvre emboîtée (celle que perçoivent ou que peuvent percevoir les personnages) recourt pour manifester le sien, puis d’observer comment, en somme, celle-ci se manifeste dans et par celle-là. En fait, Févry ne semble s’intéresser qu’aux configurations que nous pourrions appeler « directes » – une image emboîtée se manifestant par l’image emboîtante, un son emboîté se manifestant par le son emboîtant, etc. – et laisser de côté les configurations que nous pourrions nommer « indirectes ». Comment qualifier, par exemple, un tableau mis « en abyme » dans un roman ? Est-ce une mise en abyme « imagée » ou « graphique » ?
      Nous maintenons pour notre part que la mise en abyme imagée recoupe les œuvres emboîtées reposant sur un support (un canal) dont le contenu peut être vu, et par les personnages, et par les spectateurs. On remarque que le support (le canal) emboîté pourra certes prendre diverses formes (film, émission, bande dessinée, etc.), mais qu’il se manifestera toujours, par l’image, dans le film, et sera toujours manifesté par l’image du film. Ainsi, les mises en abyme imagées constituent des configurations qui mettent en leur centre des affiches, des photos, des tableaux, voire même des pièces de théâtre ou de marionnettes qui seront vus, à la fois, et par les personnages, et par les spectateurs. Passons en revue des exemples de mises en abyme cinématographiques imagées prospectives, rétrospectives, rétro-prospectives et simultanées, puis, tentons de voir si une nouvelle modalité temporelle ne pourrait pas être recensée.

 

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Mise en abyme imagée prospective

 

      Fright Night (T. Holland, 1985) s’ouvre sur une émission de télévision mettant en vedette Peter Vincent (Roddy McDowall) pratiquant un exorcisme (fig. 1). Le film lui-même se terminera par une semblable scène d’exorcisme pratiquée par Vincent (fig. 2).
      Being John Malkovich (S. Jones, 1999) s’ouvre sur une pièce de marionnettes dans laquelle un pantin de bois effectue une danse (fig. 3) qui sera reprise par John Malkovich (lui-même) beaucoup plus tard dans le film (fig. 4).
      Plus loin, dans le même film, nous assistons à une discussion entre deux marionnettes (fig. 5), discussion qui sera immédiatement (et textuellement) reprise par les deux personnages, Craig (John Cusack) et Maxin (Catherine Keener), qu’elles représentaient (fig. 6).

 

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