La Mise en abyme imagée
- Jean-Marc Limoges
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      Ce cas de figure nous oblige, à l’instar de Dällenbach, à faire une remarque d’importance, notamment pour qui désire passer des mises en abyme littéraires aux mises en abyme cinématographiques imagées : « le dédoublement interminable [c’est-à-dire la mise en abyme infinie] est littéralement [on pourrait même dire « littérairement »] voué à demeurer sinon à l’état de programme, du moins au stade de l’ébauche » (p. 145, nous soulignons). En effet, poursuit-il, « en littérature [ce procédé] ne se signale (…) qu’à l’état de projet, de référence emblématique ou de réalisation partielle » (p. 146, nous soulignons) [4].
      Aussi, Dällenbach éprouve-t-il plus de facilité, pour illustrer la mise en abyme infinie, à puiser ses exemples dans les arts de l’image, et notamment dans la publicité. Il évoque la « boîte de cacao de marque hollandaise » sur laquelle on voit l’« image d’une jeune paysanne en coiffe de dentelle qui [tient] dans sa main gauche une boîte identique, ornée de la même image » (p. 34, n. 1) [5], les « réclames du Quinquina Dubonnet, où il y a une bouteille portant une étiquette, sur laquelle il y a la même bouteille, portant à son tour la même étiquette, sur laquelle il y a de nouveau la bouteille, portant, etc., etc. » (p. 35, n. 2) [6], la « boît[e] de Quaker Oats [sur laquelle] on voit un quaker tenant dans la main une boîte de flocons d’avoine, sur laquelle est un autre quaker tenant une autre boîte, sur laquelle est un nouveau quaker, etc. » (p. 35) [7], exemples auxquels nous pourrions ajouter la fameuse Vache qui rit, cette boîte de fromages sur laquelle « on voit une vache dont les boucles d’oreilles sont des boîtes de vache-qui-rit [sic] dans lesquelles on voit la vache elle-même, qui porte des boucles d’oreilles etc. » [8] Ce passage du texte littéraire à l’image (publicitaire) donne à penser. Nous y reviendrons.
      Enfin, quand vient le temps d’exemplifier la mise en abyme aporétique, Dällenbach laisse tomber les exemples picturaux pour offrir un exemple… cinématographique (d’ailleurs canonique), le de Fellini. Il ne parvient pas à donner des exemples picturaux parce que l’œuvre dans l’œuvre ne peut être l’« œuvre même » qu’à la condition qu’elle n’apparaisse pas dans celle-ci (en effet, si l’œuvre même apparaissait dans l’œuvre, la mise en abyme deviendrait automatiquement infinie). Aussi, pour qu’une œuvre soit aporétique, pour que l’œuvre dans l’œuvre soit l’œuvre même, il ne faut que la décrire, que l’évoquer, que la rêver, elle doit demeurer (non par impossibilité – comme c’est le cas pour la mise en abyme infinie – mais par nécessité) à l’état de « programme », d’« ébauche », de « projet », de « réalisation partielle » et ne jamais paraître en son centre. Citant l’article de Christian Metz, « La construction "en abyme" dans Huit et demi, de Fellini », Dällenbach répète que « pour que l’œuvre "en abyme" apparaisse ne faire qu’une avec celle qui la contient [c’est-à-dire pour être aporétique], il faut lui retirer toute possibilité de se distinguer » (p. 147, n.1, nous soulignons), c’est-à-dire d’apparaître dans l’œuvre (d’où les pointillés dans l’icône que nous avons présentée au début). Il sera donc nécessaire de semer tout au long du récit des indices nous permettant d’affirmer que l’œuvre à faire est l’œuvre faite. Aussi, l’exemple par excellence de mise en abyme aporétique en littérature se trouve-t-il, selon nous, dans La Recherche du temps perdu (1913-1927) de Proust, œuvre dans laquelle un romancier rêve, tout au long du livre, au livre qu’il écrira et qui est le livre que nous sommes en train de lire. Et on aura compris que cette œuvre peut être dite « aporétique » justement parce qu’elle est demeurée à l’état de programme, d’ébauche, de projet tout au long de la Recherche.

 

Modalités temporelles

 

      Aux pages 82 à 94 de son essai, Lucien Dällenbach établit un découpage temporel qui n’a pas connu, à ce que nous en savons – ni dans son propre travail, ni dans celui de ceux qui s’en sont inspirés – tout le retentissement qu’il aurait mérité. Reprenant les avancés de Gérard Genette (notamment celles exposées dans « Discours du récit »), Dällenbach tente une systématisation de l’« achronie que représente toute mise en abyme fictionnelle » (p. 82, l’auteur souligne). Il suggère alors de parler de trois « espèces » de mises en abyme (voir note 1) – nous préférerions cependant parler de trois « modalités temporelles » afin d’éviter toute confusion –, selon les trois « modes de discordance » (p. 83) possibles entre ce que Genette appelle le « temps de l’histoire » (l’ordre dans lequel les événements se présentent dans la diégèse) et le « temps du récit » (l’ordre dans lequel les événements se présentent dans le discours). Il propose ainsi de parler de mise en abyme « prospective » – ou « liminaire » (p. 83) ou « inaugurale » (p. 85) ou « prophétique » (p. 86), qu’il nomme aussi « boucle programmatique » (p. 83) –, de mise en abyme « rétrospective » – ou « terminale » (p. 87), qu’il nomme aussi « coda » (p. 87) – et de mise en abyme « rétro-prospective » – qu’il nomme aussi « pivot » (p. 89) – et qui constitue une « charnière entre un déjà et un pas encore » (p. 89, l’auteur souligne).
      Dans sa thèse de doctorat, Le Cinéma dans le cinéma : film(s) dans le film et mise en abyme (1997), Dominique Blüher précise que la mise en abyme prospective « réfléchit avant terme l’histoire à venir » (p. 74, nous soulignons), que la mise en abyme rétrospective « réfléchit après coup l’histoire accomplie » (p. 74, nous soulignons) et que la mise en abyme rétro-prospective « réfléchit l’histoire en découvrant les événements antérieurs et les événements postérieurs à son point d’ancrage dans le récit » (p. 74, nous soulignons).
      Ne s’intéressant qu’à la littérature, Dällenbach donne, comme exemples de mises en abyme prospectives, Zauberschloss (1830) de Ludwig Tieck, où un personnage raconte, tout juste avant les fiançailles de Luise, une histoire qui anticipe celle du récit principal et Les Dix petits nègres (1939) d’Agatha Christie où une comptine annonce les diverses morts dont seront victimes les différents personnages – exemples auxquels on pourrait ajouter ceux qu’il avait lui-même précédemment donnés de La Légende de saint Julien l’Hospitalier (1877) de Flaubert, où une prophétie préfigure le destin du héros et Une Vie (1883) de Maupassant, où une tapisserie représentant les malheurs de Pyrame et de Thisbé – décrite par le narrateur – annonce le destin de l’héroïne. Il offre ensuite, comme exemples de mises en abyme rétrospectives, Rome (1896) de Zola, roman au terme duquel l’abbé Pierre Froment voit dans un tableau le symbole de son propre échec à Rome et Le Docteur Faustus (1949) de Thomas Mann, où un oratorio résume des pans de l’histoire qui se termine. Enfin, pour illustrer ce qu’il entend par mise en abyme rétro-prospective, il rapporte l’exemple de Henri d’Ofterdingen (1801) de Novalis : le personnage principal découvre, au milieu du récit, un livre qui « récapitule et préfigure sa vie entière » (p. 91).

 

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[4] Dällenbach explique : « La raison de cet inaccomplissement se discerne sans peine. Elle tient à la structure même d’une représentation dont la profondeur implicite se heurte aux limites du récit (…). Non qu’une œuvre de langage ne se puisse résumer. Mais la croire capable d’englober le résumé de son résumé et, dans celui-ci, le résumé du résumé de son résumé, serait ne point compter avec la contrainte linéaire qui la régit. Le pourrait-elle d’ailleurs que ces résumés successifs, tour à tour interrompus et repris, en viendraient fatalement à excéder la patience et la compétence mémorielle du lecteur : la mémoire phosphorescente étant limitée, les degrés d’imbrication devraient l’être aussi ; et quand même ils ne le seraient pas, comment parviendraient-ils à susciter le vertige en se présentant selon une disposition successive ? » (pp. 145-146, nous soulignons) D’ailleurs, dans son article « Mise en abyme », paru dans le Dictionnaire des genres et des notions littéraires (1997), Dällenbach rappelait que la littérature (notamment « les comédies de Tieck ou Les Faux Monnayeurs ») ne nous donnaient « en littérature [qu’] une idée approchée » (p. 12).
[5] Il s’agit d’un exemple emprunté à Michel Leiris auquel on pourrait ajouter cette autre boîte, de la même marque, sur laquelle on voit l’image d’une jeune infirmière tenant dans ses mains un plateau sur lequel on retrouve une boîte identique, aussi ornée de la même image.
[6] L’exemple est emprunté directement à Contrepoint d’Aldous Huxley (p. 344).
[7] L’exemple est emprunté à Histoire du roman français depuis 1918 de Claude- Edmonde Magny (p. 245) qui se réfère à Contrepoint de Huxley.
[8] Cité sur le site Lettres.org à l’entrée « Mise en abyme » (consulté le 1er janvier 2008). Cité aussi par Sébastien Févry (p. 24) et par Lucien Dällenbach dans son article « Mise en abyme » paru dans le Dictionnaire des genres et des notions littéraires (1997).