Ecrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober
et Les Emigrants de W. G. Sebald

- Marie-Jeanne Zenetti
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Fig. 7. Georges Perec à Ellis Island en 1979

Fig. 8. W.G. Sebald, Les Emigrants, 1999, p. 260

      Dans Récits d’Ellis Island comme dans Les Emigrants, le dispositif formé par les photographies et le texte ne vient donc pas tant s’inscrire dans une stratégie classique de démonstration, que dans une stratégie du trouble et du questionnement, qui vise à interroger l’enquête elle-même. L’œuvre peut ainsi se lire comme un dispositif au service de l’enquête mémorielle : elle ne se contente pas uniquement de lui donner forme, mais en fait partie intégrante, reflétant jusqu’à ses contradictions. En effet, par les résonances qui se tissent entre les langages, entre texte et documents, l’écriture devient tour à tour le lieu et le témoin d’un apprentissage, apprentissage de l’interprétation des traces fournies par les images, et qui implique toujours un questionnement. Perec ainsi scande son texte de questions concernant le projet qu’il a formulé avec Bober :

 

comment décrire ?
comment raconter ?
comment regarder ?
(…)
sous la tranquillité factice de ces photographies figées
une fois pour toutes dans l’évidence trompeuse de leur
noir et blanc […] [33].

 

      La photographie prend sens dans sa capacité à ouvrir un champ de questions que la lecture ne saura jamais entièrement refermer. Tout l’intérêt du dispositif textuel dans lequel elle s’insère vise en effet à brouiller son apparente dimension d’« évidence » qui s’avère presque toujours « trompeuse ».
      Parce qu’ils refusent d’associer simplement photographie et texte dans une démonstration sans faille mais préservent le trouble, l’hésitation et la béance du sens, ces auteurs manifestent la fragilité d’un document qui n’existe réellement que dans les usages qui en sont faits, dans les interprétations qui en sont proposées. Perec et Sebald nous disent, chacun à leur manière, qu’il ne suffit pas d’insérer une photographie pour la faire parler, mais que sa lisibilité appelle un acte d’appropriation, avec la part de falsification que celui-ci est toujours susceptible de comporter. Les « traces » que recense la première partie de Récits d’Ellis Island constituent un matériau potentiel dont l’écrivain-enquêteur doit trouver à s’emparer pour accéder aux « mémoires » des lieux (fig. 7). C’est de cette manière également que procède Sebald, qui récolte longuement propos et documents pour tenter ensuite de les lier en une histoire, même si celle-ci conserve sa part d’ombres. Les auteurs ainsi tâtonnent et assemblent les traces en un puzzle, l’œuvre-enquête, mimant le fonctionnement de la mémoire humaine. Car la mémoire d’une part enregistre des informations, et d’autre part se doit de les lier en une interprétation, un récit, qui seul constitue réellement le souvenir comme tel. C’est aussi sur ce mode que procède le lecteur, lancé à son tour dans une collecte d’indices qu’il lui reste à unifier dans son interprétation de l’œuvre. Cette nécessité de combiner entre eux des indices hétérogènes se voit nécessairement amplifiée dans le cas d’une œuvre mixte, associant texte et image. Elle induit une gymnastique particulière, du fait que photos et textes sont en relation d’« interréférence », pour reprendre l’expression d’Aron Kibedi-Varga [34]. Cette interréférence engage un autre parcours de lecture. Chez Sebald, la photographie coupe la phrase, induisant un silence ou un trouble dans la continuité du récit (fig. 8) [35]. Mais elle rompt aussi la linéarité de la lecture en invitant à des recoupements, des confrontations, d’incessants va-et-vient dans un objet, le livre, où s’esquissent dès lors des parcours multiples, des « chemins qui bifurquent » et se croisent à l’infini.
      Si l’on choisit de lire l’association du texte et de l’image dans ces œuvres comme un dispositif articulé à une stratégie, on s’aperçoit donc que cette stratégie tend à défaire la lecture première que paraissait impliquer l’insertion des photographies. Celles-ci d’abord semblaient devoir être lues comme des traces, signes d’un mal d’archive, index nous mettant directement en présence d’un passé, d’une mémoire donnés dans la matérialité des sels d’argents où la lumière aurait été fixée. Cette stratégie, au contraire, est semeuse de trouble, productrice d’étrangeté. Mais elle a également le mérite d’appeler une participation. Elle ne donne rien, mais suspend l’irréfutabilité du document ; elle ouvre une série de questions, un moyen pour les auteurs de reconduire chez le lecteur leur propre démarche d’investigation, et d’attirer son attention sur la nécessaire aporie qu’elle dissimule toujours.

 

Donner corps à l’altérité

 

      On pourrait, pour finir sans pour autant clore les questionnements que ces œuvres soulèvent, avancer que cette stratégie de perturbation, qui peut parfois décontenancer le lecteur, constitue un moyen pour ces auteurs de donner forme à une altérité que l’écriture tente de sonder sans la réduire. Car c’est bien du rapport à l’autre qu’il est sans cesse question dans ces textes : l’autre pays, l’autre langue, l’autre mémoire. Cette écriture marquée par l’altérité se pense elle aussi comme une écriture « autre », s’inscrivant dans une pratique littéraire de l’investigation, de l’enregistrement et de la transcription, qui bouleverse les notions de création et d’invention pour dessiner une nouvelle figure de l’auteur devenu le relais de la mémoire d’autrui. Elle cherche dans l’œuvre à donner corps à cette tension, où le texte littéraire entre en dialogue avec son autre, la photographie et le document. A l’image muette dans son évidence de trace, l’écrivain rend ainsi la parole, tout comme il cède la parole à ces migrants anonymes dont il reconstitue l’histoire.
      Pourtant, il semble que ni Perec et Bober, ni Sebald ne cèdent à l’utopie d’une littérature enregistreuse capable de restituer le passé sans heurts et sans écueils. A l’archive idéale fantasmée par Hanold, ils opposent un parcours complexe et chaotique entre différents indices parfois contradictoires ; à l’immédiateté rêvée d’une empreinte du passé où serait retenu le pas de Gradiva, ils opposent les médiations d’une œuvre articulant des strates hétéroclites de texte et d’images. Ils esquissent ainsi un espace littéraire structuré par une logique d’investigation, sorte de cartographie mémorielle qui multiplie les pistes et les énigmes, qui marque certes des positions mais invite plus encore à arpenter le terrain des questionnements ouverts par l’œuvre.
      Ce dispositif, au-delà d’une stratégie de complexification des images par le texte et inversement, vise ce que Stella Behar, reprenant ainsi le concept de Deleuze et Guattari, définit comme une « machine d’expression » [36]. Marqués chacun à sa manière par un silence subi, les auteurs éprouvent le besoin de passer par la figure de l’autre (l’émigrant) mais aussi par l’autre de l’écriture (la photographie) pour que la parole littéraire puisse avoir lieu. Mais cette machine d’expression ne cesse jamais pour autant d’être une machine d’interrogation, soucieuse qu’elle est de donner corps dans sa forme même aux béances, aux contradictions et au vide qui l’ont fait naître, et qu’une simple affirmation ne pourrait que trahir.

 

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[33] Ibid., p. 37.
[34] A. Kibedi-Varga, « Criteria for Describing World-and-Image-Relations », dans Poetics Today, n°10, vol. 1, Spring 1989, pp. 31-53.
[35] Ce phénomène se note aussi bien dans l’édition originale allemande que dans les versions traduites en différentes langues. Néanmoins, la mise en page varie sensiblement de l’une à l’autre et il est donc nécessaire de se référer à l’édition originale dès qu’il s’agit de commenter l’endroit précis du texte où la photographie s’insère.
[36] S. Béhar, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, Currents in Comparative Romance Languages and Literatures, Peter Lang Publishing Inc., New-York, 1995, p. 12.