Ecrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober
et Les Emigrants de W. G. Sebald

- Marie-Jeanne Zenetti
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      Lui-même exilé de son pays natal, l’Allemagne, Sebald s’avouait incapable d’y habiter, tant il avait subi la lourde atmosphère d’après-guerre, le silence étouffant de cette époque sur laquelle pesait la honte de la guerre et de la Shoa. Il avait choisi en 1966 de s’expatrier en Angleterre, tout en restant attaché à son pays d’origine par la langue et la culture, ses quatre « romans » ayant tous été écrits en allemand. Tous également comprennent des photographies en noir et blanc, sans légendes, disséminées entre les pages. Elles prennent place dans la patiente reconstruction du passé à laquelle l’auteur se livre, tissant imperceptiblement fiction et document, image et écriture.
      Les deux œuvres dont il est ici question, au-delà d’une proximité thématique, semblent donc liées par des ressemblances formelles et structurelles. Mêlant l’une comme l’autre photographies et textes, elles s’inscrivent dans une logique commune d’investigation mémorielle qui informe le récit, lui donne forme en lui donnant sens. Confrontés au besoin de restituer le vécu d’autrui, Perec et Bober d’un côté, Sebald de l’autre se voient contraints d’inventer une forme nouvelle, forme mixte susceptible d’accueillir la multiplicité chatoyante des fragments d’un passé fuyant et menacé par l’oubli. Car la mort pèse sur l’une et l’autre œuvre. Mort de ces hommes et de ces femmes qui nous fixent du regard sur les photographies d’archives dans l’« Album » des Récits d’Ellis Island, mort à venir de ces anciens migrants, tous âgés, auxquels Perec et Bober cèdent la parole au cours des entretiens, mort de ces exilés qui hantent le narrateur des Emigrants, suicidés pour la plupart, et dont la mémoire ne tardera pas à disparaître si l’écriture n’en conserve la trace.
      C’est donc sous la menace conjointe de la mort et de l’oubli que Récits d’Ellis Island et Les Emigrants s’inventent en tant que formes de l’enquête mémorielle. Cette logique d’investigation, très présente, structure en effet l’une et l’autre œuvre. La première, Récits d’Ellis Island, s’ouvre ainsi sur une brève histoire de « l’île des larmes » et sur une description des formalités d’entrée auxquelles les émigrants étaient soumis. Puis, « Description d’un chemin » déploie d’autres informations collectées par les auteurs, sous forme cette fois d’inventaires : nombre de migrants originaires des différents pays égrenés de ligne en ligne, noms des bateaux qui les ont transportés, noms des ports d’où ils partaient…

 

cinq millions d’émigrants en provenance d’Italie
quatre millions d’émigrants en provenance d’Irlande
un million d’émigrants en provenance de Suède
six millions d’émigrants en provenance d’Allemagne [4].

 

      Ce début, qui porte la marque des listes chères à Perec, s’inscrit dans une logique rigoureuse de l’enquête, où les auteurs choisissent de rassembler, avant toute construction interprétative, les chiffres, les données concrètes et matérielles, sur un mode aussi exhaustif que possible. Très vite pourtant, ces informations semblent perdre de leur force concrète pour glisser vers une forme paradoxale d’abstraction, renforcée par la litanie qui semble progressivement les dé-réaliser, les entraîner dans une logique hypnotique et musicale. Perec d’ailleurs évoque bien dans son texte ce risque de dissolution qui menace toute tentative de reconstitution du passé.

 

comment reconnaître ce lieu ?
restituer ce qu’il fut ?
comment lire ces traces ? 
comment aller au-delà,
            aller derrière […] ? [5].

 

      Car ce qu’ambitionnent les auteurs, ce serait d’accéder à la mémoire d’autrui, des anonymes, morts pour la plupart, et qui n’ont laissé ni témoignage ni trace d’aucune sorte ; de donner voix à un passé singulier et qui semble impossible à atteindre par le seul biais des informations fournies dans les livres, ou par les propos du guide touristique que le film nous invite à suivre ; aller « au-delà » des faits pour tenter de reconstituer le vécu d’hommes et de femmes que les manuels d’histoire réduisent à des poignées de chiffres, « la sécheresse des statistiques officielles » [6].
      L’œuvre de Sebald témoigne d’un souci similaire : accéder à la mémoire d’individus, au-delà des simples données que les journaux veulent bien livrer dans les trop superficielles rubriques nécrologiques rapportant « la disparition d’un cher concitoyen » (Paul Bereyter) ou dans leurs suppléments illustrés, vantant la cote élevée des tableaux du peintre Max Ferber. Mais une enquête s’impose pour reconstruire l’histoire de ces hommes, souvent secrets, eux-mêmes hantés par une mémoire traumatique et parfois lacunaire. Comme les migrants anonymes évoqués par Perec et Bober, ils n’ont pas pu témoigner de leur vie, de ce passé qui les a souvent poussés à la destruction, et l’œuvre se charge de prendre le relais de ce témoignage impossible, à travers l’enquête menée par le narrateur.
      Cette enquête est triple, puisque qu’elle enchevêtre aux fils de ces vies les questionnements personnels du narrateur, qui à travers eux tente d’accéder à sa propre existence, mais également à certains pans de l’histoire européenne. Mêlant ainsi mémoire collective et mémoire individuelle, Sebald brouille aussi les frontières entre réel et fictionnel. La critique, soucieuse d’évacuer une lecture naïve, qui tendrait à considérer les récits sebaldiens comme des documents à part entière, a beaucoup insisté sur les procédés de reconstruction, de fictionnalisation, voire de manipulation à l’œuvre dans Les Emigrants [7]. Si cette interprétation a le mérite de mettre l’accent sur la dimension créée de toute œuvre littéraire, sur son autonomie et sur une écriture pensée comme réappropriation de données, elle risque à la longue de négliger ce qui apparaît comme un aspect essentiel de la démarche de Sebald. Il semble en effet que chez lui la fiction, les réarrangements, la construction narrative doivent d’abord se comprendre comme les clefs d’accès à un passé autrement refusé [8]. Une lecture qui ferait des faits réels dont l’œuvre s’inspire autant de pré-textes semble réductrice. L’invention fabulatrice et la construction narrative sont ici autant de moyens mis au service d’une investigation qui mérite d’être prise au sérieux ; d’autant que, contrairement à d’autres œuvres du même auteur, Les Emigrants se détourne en partie de la première personne pour se consacrer à la vie d’autrui, d’hommes que l’auteur a réellement connus, et dont la mémoire articule clairement le projet à une exigence éthique.
      Les deux œuvres prennent ainsi sens dans un paradoxe qui implique d’emblée une forme d’aporie, ou du moins d’écueil contre lequel l’écriture viendra constamment achopper. Perec et Sebald se construisent en tant qu’individus et construisent leur œuvre à partir d’une histoire qui s’est déroulée sans eux. Cette thématique de la dépossession n’est évidemment pas étrangère à leur biographie. Perec, dont les parents sont morts durant la Seconde Guerre mondiale, a écrit une œuvre hantée par cette disparition. « Quelque part, écrit-il dans « Description d’un chemin », je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même » [9]. Dans Récits d’Ellis Island, il s’interroge, ainsi qu’il le dit lui-même, sur une histoire « potentielle », « une autobiographie probable » [10], une histoire qui aurait pu être la sienne et celle de Robert Bober, si leurs familles avaient choisi de poursuivre la route de l’exil au lieu de s’arrêter en France. Sebald, de son côté, est hanté par l’histoire de l’Allemagne et le silence qui a pesé sur elle, sur l’impossibilité que les Allemands ont eu à se reconnaître coupables des crimes nazis, mais également victimes de la guerre, et notamment des bombardements de la guerre aérienne. Mais l’un et l’autre étaient trop jeunes pour témoigner d’une Histoire qui, « avec sa grande hache », a pourtant fait d’eux les hommes et les écrivains qu’ils sont devenus.

 

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[4] G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Paris, P.O.L., 2007, p. 21.
[5] Ibid., p. 37.
[6] Ibid.
[7] Voir S. Horstkotte, « Photo-Text Topographies : Photography and the Representation of Space in W. G. Sebald and Monika Maron », dans Poetics Today, vol. 29, n°1, « Photography in fiction », Spring 2008, Duke University Press, pp. 49-78.
[8] Dans une série d’entretiens récemment parus en français, Sebald affirme ainsi que « les histoires telles qu’elles apparaissent dans le livre suivent d’assez près les grandes lignes, l’itinéraire de ces quatre vies telles qu’elles se sont déroulées vraiment. Les changements que j’ai apportés [poursuit-il], par exemple le fait de prolonger certains axes, d’abréger certaines étapes, d’ajouter ou d’enlever quelque chose ici et là – tous ces changements sont secondaires, ce sont davantage des changements de forme que des changements de fond » (« Chasseur de fantômes », entretien avec E. Wachtel, dans L. S. Schwartz (éd.), L’Archéologue de la mémoire, traduit par D. Chartier et P. Charbonneau, Paris, Actes Sud, 2009, pp. 40-41).
[9] G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Op. Cit.,p. 59.
[10] Ibid., p. 55.