Ecrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober
et Les Emigrants de W. G. Sebald

- Marie-Jeanne Zenetti
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Fig. 1. [photographie sans titre]

Fig. 2. Photo de tournage, 1979

      Comment alors écrire son histoire si l’on se sent dépossédé d’elle? Dans ces œuvres, ils semblent esquisser une échappatoire au dilemme qui les forcerait à écrire autre chose ou à se taire, échappatoire d’une « mémoire potentielle » où autrui pourrait devenir le relais de leur propre mémoire, et où l’auteur en échange se ferait le garant, le collectionneur et l’enquêteur de la mémoire d’autrui. Cette délégation du témoignage prend ainsi corps dans un échange, un va-et-vient continuel, qui ne peut se construire qu’à travers l’enquête littéraire ou cinématographique. Elle se manifeste d’abord par la reproduction des paroles d’autrui, qu’il s’agisse des entretiens réalisés par Perec et Bober, des conversations transcrites par Sebald, ou des différents documents (carnets, journaux) qu’il reproduit dans ses livres. Mais cela passe également, et semble-t-il nécessairement, par une collecte qui excède les mots, par la recherche de traces plus tangibles que le langage n’en peut constituer. C’est dans cet échange et cette nécessité que prennent sens les photographies insérées dans ces œuvres, et sur lesquelles nous allons à présent nous attarder.

 

Les photographies : signes d’un mal d’archive, nostalgie d’une présence refusée

 

      Les photographies, en effet, engagent une autre idée de la création littéraire, qui implique moins l’invention que la recherche et l’utilisation de matériaux ou de documents. Elles participent d’une logique d’attestation, qui inscrit le discours artistique dans une certaine vérité historique ; ainsi documentée, l’écriture affirme constamment son lien au réel. Dans Récits d’Ellis Island, la partie « Mémoires », est entièrement constituée de témoignages d’anciens immigrés ayant transité par l’île, présentés sous forme d’entretiens, sur le modèle journalistique ; ils s’ouvrent tous par un paragraphe d’introduction et par un portrait photographique de chaque témoin, dont plusieurs sont des photogrammes extraits de la seconde partie du film. Ces images, qui font écho aux photographies d’archives présentes dans la première partie du livre, doublent les interviews et fonctionnent comme autant de preuves du statut documentaire de l’œuvre. Elles sont là pour rappeler, par-delà la lecture personnelle que Perec et Bober ont pu proposer de ce lieu, que le projet s’inscrit dans une logique de restitution du passé. Dans Les Emigrants, Sebald insère des documents selon une logique similaire, bien qu’ils servent également d’autres fins. L’enquête en effet prend pour point de départ divers matériaux (carnets de lecture de Paul, notes de voyage d’Ambros, journaux intimes de la mère de Max Ferber, photos de famille) qui viennent étayer les dires de l’auteur. A première lecture, Sebald semble par ce geste se soustraire à l’arbitraire de la fiction, livrer des sources et donner ainsi à chacun la possibilité de juger de l’authenticité de ses propos. Dans un premier temps, l’image photographique paraît ainsi conférer au récit une crédibilité supérieure, et cette impression d’authenticité n’est compréhensible que si l’on se penche davantage sur les implications différentes qu’une photographie et un texte engagent en termes de réception.
      Comme de nombreux théoriciens de la photographie l’ont longuement souligné, l’image photographique induit une réception particulière, car elle est spontanément perçue comme trace de ce que Roland Barthes dans La Chambre Claire nomme le « ça-a-été » [11]. Nous ne lisons pas une photographie comme une simple image, mais nous reconnaissons en elle le résultat d’un procédé d’enregistrement, une fixation de la lumière émise ou reflétée par un sujet à un instant donné du passé. Ce savoir, que Jean-Marie Schaeffer désigne comme « savoir de l’archè » [12], savoir qui associe l’image aux procédés qui l’ont produite, nous permet d’interpréter la photographie comme un signe double, à la fois index et icône. Selon la tripartition proposée par Charles Pierce [13], les signes se divisent en icônes, index et symboles. Dans les premiers, le signifiant entretient avec le signifié une relation de ressemblance (et en effet la photographie « ressemble » à ce qu’elle représente, de la même manière qu’un tableau figuratif). Dans la relation symbolique, le signifiant et le signifié sont liés de façon arbitraire (c’est le cas par exemple des lettres composant un mot). En ce qui concerne l’index, le signifiant est lié au signifié par une relation de causalité : ainsi la fumée fonctionne-t-elle comme signe du feu, elle désigne son origine. Or la photographie est d’abord perçue comme un index, autrement dit une trace, attestant que la personne photographiée a réellement existé, puisqu’elle s’est trouvée devant l’objectif et que son spectre lumineux a ainsi été capturé par l’appareil.
      On voit alors combien l’insertion de photographies peut répondre au besoin d’un accès au passé formulé par Sebald et Perec. Contrairement à la multiplicité des discours, souvent contradictoires, ambigus ou lacunaires, la photographie, ainsi pensée comme trace du vécu, offrirait une mise en présence irréfutable, quasi immédiate, à laquelle l’écriture peut seulement rêver. Elle signerait dans le corps de l’œuvre une forme lancinante du « mal d’archive » qu’évoque Derrida dans un texte du même nom. Selon Derrida, Hanold, le personnage du roman de Jensen Gradiva [14], « souffre du mal d’archive ». Il espère une trace où le passé s’affirmerait comme encore vivant, une trace qui se confondrait avec son origine même :

 

Hanold est venu chercher ces traces au sens littéral (im wörtlichen Sinne). Il rêve de faire revivre. Il rêve plutôt de revivre lui-même. Mais de revivre en l’autre. De revivre la pression ou l’impression singulière que le pas de Gradiva, le pas lui-même, le pas de Gradiva elle-même, ce jour-là, cette fois, à cette date, en ce qu’il eut d’inimitable, a dû laisser dans la cendre. Il rêve ce lieu irremplaçable, la cendre même où l’empreinte singulière, comme une signature, se distingue à peine de l’impression [15].

 

      Comment ne pas penser, en lisant ce texte, à certaines photographies où la lumière passée, captée et fixée, semble capable de faire revivre les morts ? Au portrait du jardin d’hiver que Roland Barthes contemple longuement dans La Chambre Claire ou aux photographies de l’album familial que Sebald feuillette et où quelque chose semble donné que l’écriture jamais ne parviendra à restituer (fig. 1) ?
      Une nostalgie similaire émane des photographies d’archive qui se trouvent doublement insérées dans les Récits d’Ellis Island, à la fois présentées dans l’« Album » et re-présentées dans des photographies de tournage où elles sont mises en scènes dans les lieux mêmes dont elles témoignent (fig. 2). Ainsi, l’une d’entre elles montre les bancs de la salle d’attente des bâtiments condamnés. Cette « photo de tournage », datée de 1979, représente, posée sur un banc, une ancienne photographie grand format, prise en 1905, que le lecteur a déjà vue dans la partie « Album » : on y voit une jeune femme assoupie sur des ballots de voyages, assise sur ces mêmes bancs qui accueilleront son image quelque soixante-quatorze années plus tard [16].
      Cette mise en abîme de la photographie va de pair avec le déroulement du projet, où la collecte des images, dans les archives, s’est révélée essentielle. Manipulées par les auteurs en amont de la réalisation du projet, puis pendant le tournage, enfin au sein du livre, elles structurent constamment l’élaboration de l’œuvre, la balisent, comme si les chemins de l’enquête partaient et aboutissaient toujours aux mêmes photographies. Les portraits de Lewis W. Hine que Perec et Bober ont placés dans certains lieux désaffectés d’Ellis Island semblent ainsi brusquement faire revivre ces corps qui, à trois quarts de siècle d’écart, ont été photographiés à l’endroit précis où les auteurs les mettent en scène. Porte d’accès privilégiée au passé, la photographie s’offre comme une empreinte et dénonce les apories d’un discours incapable d’offrir la même plongée dans le passé. Elle porte en elle la nostalgie d’un langage autre où le signe serait la trace vécue et indubitable de ce qu’il désigne.

 

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[11] « Le discours combine des signes qui sont certes des référents, mais ces référents peuvent être et sont le plus souvent des "chimères". Au contraire de ces imitations, dans la Photographie je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. (…) Le nom du noème de la Photographie sera donc : "Ça-a-été", ou encore : l’Intraitable » (R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, dans Œuvres Complètes, V, Paris, Seuil, 2002, p. 851).
[12] J.-M. Schaeffer, L’Image précaire, du dispositif photographique, Paris, Seuil, « Poétique », 1987, pp. 13-58.
[13] C. S. Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.
[14] Gradiva, roman publié en 1903 par l’écrivain allemand Wilhelm Jensen, raconte l’histoire d’un archéologue, Hanold, fasciné par une figure féminine représentée sur un bas-relief du musée de Naples. Il a inspiré à Sigmund Freud un texte majeur, Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen, que Derrida commente dans son essai en rapprochant le désir d’archive de l’archéologue de celui de Freud soucieux de remonter lui aussi à une origine.
[15] J. Derrida, Mal D’archive : une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 151.
[16] G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Op. Cit., p. 82 pour la photographie d’archive, p. 92 pour la photographie de tournage.