De quelques marges de manuscrits arrageois :
le texte au défi de l’image

- Myriam White-Le Goff
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Fig. 10. Bréviaire monastique, XIVe s., Ms 729-1, f° 31

Fig. 11. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 255 v°

Fig. 12. Manuscrit français, fin XIIIe s., Ms 1043, f° 149 v°

Fig. 13. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 7

Fig. 14. Bréviaire monastique, XIVe s., Ms 729-1, f° 266 v°

Fig. 15. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 199 v°

Fig. 16. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 74

Fig. 17. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 66 v°

Fig. 18. Summa Gauffridi de Trano super decretum,
XIIIe s., Ms 206, f° 32 v°

Fig. 19. Manuscrit latin, 1ère moitié du XIVe s., Ms 229, f° 655

      D’ailleurs, certaines images émanent de personnalités fortes dans le domaine religieux. Ainsi, on observe nombre de jongleur ou d’acrobates dans les marges. On dit souvent qu’ils représentent les activités et les êtres marginaux auxquelles on refuse une représentation centrale, mais qu’on relègue aux marges. Ils seraient autant de subordonnés, destinés à amuser, sans être pris au sérieux. Seraient-ils présents pour détendre lors d’une lecture grave et sérieuse ? Auraient-ils un pouvoir de contestation ou de dérision ? On l’a dit et c’est assurément une des significations de ces images. Les clercs avaient un certain mépris pour le métier de jongleur. Pourtant, on sait également que, après 1140, le très sérieux saint Bernard, dans sa 87e lettre adressée au chanoine régulier Ogier du Mont-Saint-Eloi, près d’Arras, n’a pas hésité à se comparer à un jongleur et à un saltimbanque, joculator et saltator, car comme eux, il était à l’écart de la société. « L’humble jonglerie s’oppose à la triste superbe, à un orgueil qui fait prendre de sombres poses » [9]. Les moines devaient rechercher volontairement à vivre en marge de la société porteuse de mauvaises valeurs. Aux fol. 31 du manuscrit 729-1 ou 255 v° du manuscrit 47, on remarque de beaux jongleurs (fig. 10 et 11). Saint Bernard va même plus loin dans sa comparaison. Le moine blanc est assimilable à un acrobate, qui marche sur les mains, position traditionnelle par laquelle on représente les jongleurs. Il écrit dans sa 87e épître :

 

More scilicet ioculatorum et saltatorum, qui capite misso deorsum, pedibusque sursum erectis, praeter humanum usum stant manibus vel incedunt, et sic in se omnium oculos defigunt [10].

 

      Cette position, tête en bas, est une autre image de l’inversion des valeurs du monde qu’exalte la retraite monastique. Le fol. 149 v° du manuscrit 1043 montre l’un de ces acrobates (fig. 12).
      Le phénomène même de lecture est, au sens propre, singé dans les marges au fol. 7 du manuscrit 47, grâce à un babouin lecteur (fig. 13). On se souvient qu’on désigne parfois toutes les miniatures sous le nom de babouin en raison de l’abondance des singes dans les marges. On sait également que les hommes du Moyen Age, sensibles aux mots comme à des choses, jouaient du fait que « singe » et l’anagramme de « signe » [11] : les singes qui ornaient les marges étaient autant de signes adressés au lecteur-spectateur. Ici, faut-il y voir une invitation à la lecture ou une critique de cette activité ? Quoi qu’il en soit, on demeure toujours au niveau de l’ambivalence, mais on peut s’accorder sur le fait que la marge met souvent en scène des images métatextuelles, des images qui parlent du texte.
      Ainsi au fol. 266 v° du manuscrit 729-1, le dessinateur va élargir le rapport entre texte et image, sous une forme triangulaire : par un rapport entre texte, image marginale et image de la miniature (fig. 14). C’est une pratique assez courante. Ici, un personnage vêtu de rouge, comme l’évêque, mais sans mitre, est placé hors miniature. Il en imite le personnage central et tient comme lui un texte. On suit une logique de mise en abyme : derrière la satire se joue un redoublement, soit une forme paradoxale de célébration.
      En réalité, le texte est souvent valorisé, voire exalté par les marges, d’abord jugées contestatrices. Il est mis en valeur plus qu’il n’est dénoncé, comme montré du doigt par nombre de personnages marginaux. Ceux qui se détournent du texte, lui tournent physiquement le dos, sont en général des personnages négativement connotés, comme des vilains, souvent placés en déséquilibre. L’idée est que le texte se mérite et s’adresse à un public digne de lui. Aussi, il peut sembler paradoxal, une fois encore de classer au nombre de ceux qui valorisent le texte de personnages nus. Ainsi au fol 199 v° du manuscrit 47, un homme nu vu de dos est installé sur le dos d’un lion, en déséquilibre, comme cherchant à atteindre le haut de page, peut-être le morceau manquant (fig. 15). Bien entendu, sa nudité pourrait l’assimiler au fou ou à l’homme sauvage, évoquer l’impudeur, mais on remarquera précisément que cette nudité cache les parties sexuelles du personnage et que l’homme s’étend vers le ciel dans un mouvement synonyme d’élévation spirituelle, vers le haut du texte. La nudité est aussi l’image de la pureté et peut servir de faire-valoir au texte, puisqu’il semble se tisser des liens particuliers entre certains personnages nus et l’espace du texte dans nos manuscrits. Au fol. 74 du même manuscrit 47, un homme nu, déhanché, semble montrer le texte, quoique tourné vers l’extérieur de la page (fig. 16). Est-il tourné vers le public et l’invite-t-il à lire ?
      De même au fol. 66 v° du même manuscrit, un étrange personnage humain regarde et pointe un bâton duquel pend une toile rouge vers l’extérieur de la page (fig. 17). S’agit-il d’une forme de mise en garde ou d’invitation à la lecture ?
      Au fol. 32 v° du manuscrit 206, on retrouve un fonctionnement métatextuel plus connu de l’image marginale : un archer décoche une flèche destinée à pointer un endroit précis du texte, soit pour replacer un passage déplacé, soit pour mettre en valeur le texte… Ici, la flèche décochée vise un oiseau bleu placé au niveau d’une initiale bleue dans le texte, marquant un nouveau paragraphe  (fig. 18). L’image dialogue avec la page : on montre le texte par l’image.
      L’image va plus loin encore, quand elle exprime les techniques spécifiques d’écriture ou de lecture, comme au fol. 655 du manuscrit 229, où un singe pêche et se fait voler sa prise par un renard (fig. 19). On peut y voir le souvenir de quelque proverbe ou de quelque fable, surtout si on connaît le rôle traditionnel de trickster, c’est-à-dire de trompeur, de rusé, dévolu au renard au Moyen Age. Mais on peut également rapprocher cette image de la métaphore du démon, réputé pouvoir prendre l’apparence d’un singe qui va à la pêche aux âmes, avec une analogie entre pécheur et pêcheur dans un manuscrit religieux ou, surtout, des métaphores utilisées dans les Arts de mémorisation, dans le contexte monastique, où la pêche est l’action de référencer et de mémoriser des références pieuses. Ce serait donc, dans une certaine mesure, une image du travail du texte en train de s’écrire. De manière générale, dans ces traités sur la mémorisation, si importante dans les pratiques de lecture médiévales, les métaphores de la chasse ou de la pêche occupent une large place, comme dans les marges, où les scènes de chasse sont monnaie courante. De même, on trouve une grande quantité de lièvres dans l’iconographie marginale, pour différentes raisons, dont celle qu’il est réputé être un animal silencieux : quel est la place du silence par rapport à l’écriture ou à la lecture médiévale, dont on sait qu’elle était souvent oralisée ? Un réseau complexe, et comme toujours ambivalent, se tisse autour de la textualité même ou de l’écriture, comme autour des habitudes de lecture.

 

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[10] P. L. 182, p. 211-217. Passage cité par Jean Leclercq, Ibid., p. 386.
[11] « A la fois bête de foire pour les jongleurs et animal domestique pour la noblesse, il finit par dénoter le statut ambigu de la représentation elle-même – le mot "singe" est aussi un anagramme de "signe" », M. Camille, Op. Cit., p. 21.
[12] « L’acte de lire s’accompagne d’un plaisir oral. Le lecteur marmonne, bourdonne, rumine, mâche le texte, lèche sa douceur ; elle l’enivre, il s’en repaît. "De même que nous recevons la nourriture par notre bouche, par le pouvoir de l’intelligence nous recevons la nourriture de la sainte lecture. Et (…) de même que nous mâchons la nourriture avec nos dents, par l’exercice de la méditation nous sommes à même de goûter les subtilités du pain de la lecture, qui donne la vie" (Hugues de saint Victor, Sermon XXI, PL 177, 937 AC). « Quand le lecteur savoure le fruit de sa lecture, il bourdonne comme une abeille. Les voces paginarum sortent de sa bouche en un léger murmure » (O. Boulnois, Au-delà de l’image, Une archéologie du visuel au Moyen Age, Ve-XVIe siècle, Paris, Seuil, « Des Travaux », 2008, p. 99).
[13] « Très tôt, le Moyen Age associe au geste d’écrire tous ceux qu’implique l’artisanat du tisserand, mais aussi du teinturier et du couturier », Romaine Wolf-Bonvin, Textus. De la tradition latin à l’esthétique du roman médiéval, Le Bel Inconnu, Amadas et Ydoine, Paris, Champion, 1998, p. 11. Sur le lien entre filage et parole, voir aussi Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques, Essai sur les figures féminines du destin dans la littérature occidentale, Toulouse, Editions universitaires du Sud, « Etudes littéraires », 1999, p. 165 : « Si les Parques chantent et filent, tissent et écrivent le destin, ce n’est donc pas le fait d’une rencontre fortuite, mais bien parce qu’il existe un lien essentiel entre le fil du destin et la parole qui le révèle. Il s’agit d’une parole efficace, de type magique, qui accompagne le geste des fileuses et lui confère sa dimension fatidique. Ce lien originel entre les deux activités des Parques n’a pas toujours été conservé mais il resurgit sur le mode métaphorique, grâce à la fortune que connaissent les images empruntées au filage et au tissage dans le domaine de la rhétorique ».