De quelques marges de manuscrits arrageois :
le texte au défi de l’image

- Myriam White-Le Goff
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Fig. 1. Biblia sacra, XIIIe s., Ms 561, f° 108 v°

      Comme si au seuil d’un discours qui par définition est le discours de la vérité, se développait en un lien profond avec celui-ci, à travers de merveilleuses allusions in aenigmate, un discours mensonger sur un univers placé la tête en bas, où les chiens fuient devant le lièvre et les cerfs chassent le lion. Petites têtes en forme de patte d’oiseau, animaux avec des mains humaines sur leur derrière, tête chevelues d’où pointaient des pieds, dragons zébrés, quadrupèdes dont le cou serpentin s’entrelaçait en mille nœuds inextricables, singes aux cornes cervines, sirènes en forme de volatile avec des ailes membraneuses sur l’échine, hommes sans bras avec d’autres corps humains qui leur poussaient sur le dos en guise de bosse, et figures avec une bouche dentée sur le ventre, humains à la tête équine et équins aux jambes humaines, poissons avec des ailes d’oiseau et oiseaux à queue de poisson, monstres à corps unique et double tête ou tête unique et corps double, vaches à queue de coq aux ailes de papillon, femmes à la tête écailleuse comme le dos d’un poisson, chimères bicéphales entrecroisées avec des libellules au museau de lézard, centaures, dragons, éléphants, manticores, sciapodes allongés sur les branches d’un arbre, griffons qui donnaient naissance au bout de leur queue à un archer sur le pied de guerre, créatures diaboliques au cou sans fin, théories d’animaux anthropomorphes et de nains zoomorphes se combinaient, parfois sur la même page, en scènes de vie champêtre où vous auriez pu voir représenté, avec une vivacité si impressionnante qu’on eût dit des figures vivantes, toute la vie des champs, laboureurs, cueilleurs de fruits, moissonneurs, fileuses, semeurs à côté de renards et de fouines armés d’arbalètes qui escaladaient une ville garnie de tous et défendue par des singes (Umberto Eco) [1].

      Ce travail peut être considéré comme un peu « marginal » - ! - par rapport aux ambitions d’une revue qui se centre sur les rapports entre le texte et l’image. Dans cet article, les liens explorés entre textes et images sont assez lâches. En réalité, il ne s’agit pas réellement d’un choix, ni, non plus, d’un refus de considérer le détail des textes qu’ornent les images. Il faut davantage envisager cela comme la conséquence d’un constat à la suite de l’étude des images marginales en particulier. D’une part, elles ne sont pas destinées, au premier chef, à illustrer le texte. Au contraire, elles ont longtemps été considérées comme des ornements superfétatoires, des images gratuites voire volées à une orthodoxie de l’iconographie. Dans les faits, il faut bien souvent nuancer ce jugement hâtif et admettre que les illustrations marginales ont une signification, qu’on a fréquemment réduite à une contestation ou une satire, mais qui demande à être davantage explorée. Toutefois, le sens de ses images peut fréquemment se penser presque indépendamment du texte présent sur la page qu’elles viennent agrémenter.
      D’autre part, les images marginales sont répétitives : on retrouve avec une grande fréquence certains motifs, comme les feuilles d’acanthes reprises aux chapiteaux romans, les oiseaux, les petits animaux à fourrure, comme les écureuils ou les lapins, des scènes de chasse… Ces motifs ont déjà donné lieu à des interprétations sérieuses et intéressantes [2]. Néanmoins, en dépit de l’idée première qu’on se fait d’une grande créativité et d’une infinie liberté des créations marginales, on est bel et bien face à un véritable répertoire de motifs ou de formes qu’il s’agit avant tout de combiner de manière novatrice. Ainsi, je ne suis pas en plein accord avec Jean-Claude Schmitt quand il évoque « la variété illimitée des marges » (p. 359) [3], car les associations de motifs ne semblent pas si arbitraires qu’on a pu le penser et l’imagination n’est pas si débridée qu’on l’a dit parfois. Les images marginales apparaissent plutôt, suivant la sensibilité médiévale, comme un assemblage créatif de motifs ou de formes préexistants. Quoi qu’il en soit, on trouve des motifs marginaux très proches autour de textes très différents : on ne peut donc les considérer comme des illustrations du texte, au même titre que certaines miniatures.
      Pour autant, les marginalia ne sont pas sans rapport avec les textes. Leurs liens sont variables mais toujours significatifs. Ce qui est remarquable, par dessus tout, est leur perpétuelle ambivalence, leur polysémie voire leur caractère irréductiblement énigmatique. C’est pourquoi je ne me risquerai ici qu’à des propositions d’interprétations que j’avance en raison de la convergence de plusieurs motifs vers une même signification, depuis des images en rapport avec le texte précisément ou sa tonalité jusqu’à une image qui constitue un pont entre le texte et son lecteur, en passant par des images qui réfléchissent le travail de l’écriture ou de la lecture ou ceux qui en sont investis. Ainsi, je n’explorerai pas vraiment le contenu précis du texte, mais plutôt la dimension vaste du rapport avec le contexte et plus précisément avec l’écrit, l’écriture et la textualité
      Au niveau du corpus, je travaille sur un échantillon de très beaux manuscrits du fonds de la médiathèque d’Arras, qui renferment essentiellement des textes latins à vocation pieuse. Si on les présente par ordre décroissant d’images commentées, on rencontre le manuscrit latin 47, du XIVe siècle, richissime, mais abîmé, volé, spolié, découpé. Il sera très représenté ici car son iconographie, bien que lacunaire est somptueuse. J’évoquerai également les deux volumes du manuscrit 729, qui est un bréviaire monastique du XIVe siècle, le 278, Missale romanum, du XIVe siècle, le 561, la Biblia sacra, du XIIIe siècle, le 219, du XVe siècle, qui se situe plutôt à la fin de l’art des marges, alors qu’elles se réduisent à une ornementation florale très stéréotypée, le 229, de la première moitié du XIVe siècle et le 206, Summa Gauffridi de Trano super decretum, du XIIIe siècle. Un manuscrit français fournira une image : le 1043, une compilation des anciennes histoires, qui date de la fin du XIIIe siècle.
      Au fol. 108 v° du manuscrit 561 (fig. 1), les marges sont l’objet d’un très grand travail, qui vient rivaliser avec les miniatures. En bas à gauche, on peut observer une scène de siège, assez élaborée. Pour le texte, on se situe au début du livre de Judith, où l’on apprend comment Nabuchodonosor renforce la défense de la cité de Ninive et la rend imprenable et comment il livre bataille au roi Arphaxad, culbute son armée et parvient jusqu’à Ecbatane dont il s’empare des tours et ravage les places. La marge semble ici être dans une logique – rare ! – d’illustration des propos du texte.

 

>suite

[1] U. Eco, Le nom de la Rose, trad. Jean-Noël Schifano, Paris, Le Livre de Poche, 1982, pp. 103-104.
[2] Voir par exemple, l’ouvrage de Michael Camille, Images dans les marges : aux limites de l’art médiéval, Paris, Gallimard, 1997.
[3] « L’univers des marges », dans Le Moyen Age en lumière, Paris, Fayard, 2002, pp. 329-361.