De quelques marges de manuscrits arrageois :
le texte au défi de l’image

- Myriam White-Le Goff
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Fig. 2. Biblia sacra, XIIIe s., Ms 561, f° 103 r°

Fig. 3. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 211

Fig. 4. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 869, f° 1

Fig. 5. Manuscrit latin, XVe s., Ms 219, f° 27 v°

Fig. 6. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 298 v°

Fig. 7. Manuscrit latin, Ms 657, f° 28 v°

Fig. 8. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 869, f° 19 r°

Fig. 9. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 869, f° 29 r°

      Plus indirectement, au bas du folio 103 r° du même manuscrit, il existe une très belle scène de chasse qui n’est pas sans lien avec la tonalité pieuse du texte (fig. 2). Les chiens sont déjà sur le cerf et le chasseur est un archer satyre au sexe en érection. Tout cela nous rappelle les fonctions profondes de la chasse au niveau anthropologique et propose peut-être une satire sociale des activités aristocratiques. Mais le cerf est aussi l’image christique, les chiens qui dévorent sa chair sont semblables aux hommes qui l’ont mis à mort… sous l’œil amusé et sadique d’une incarnation du Mal, dans cette figure de satyre chasseur. Ceux qui ne sont pas de Dieu sont du Diable. Il faut choisir son camp, comme nous y invitent les textes.
      Ainsi, l’image marginale peut venir appuyer le contenu du texte, mais ce fonctionnement, dans les manuscrits que nous avons étudiés, est assez rare. Il semble que les marges s’expriment davantage sur ceux qui produisent et lisent les textes, qu’il s’agisse des clercs en général, ou plus précisément des religieux garants du dogme que véhiculent les textes. De nombreux oiseaux, notamment des passereaux, sont présents dans les marges. Ils sont naturellement présents dans les feuillages qui constituent la trame des marges, mais aussi, ils symbolisaient les pauvres clercs, humbles comme eux, et portant plus de plumes qu’ils n’ont de chair, ce qui évoque l’idée d’une élévation spirituelle. Toutefois, parmi tous les oiseaux, une place de choix est réservée au hibou ou à la chouette. On sait que la chouette a pu être considérée comme le symbole de la connaissance : elle serait alors image / hommage concernant le savoir des clercs. Néanmoins, la chouette, animal nocturne, est aussi considérée comme diabolique. On pouvait trouver des chouettes crucifiées aux portes des églises. En ce cas, que penser du savoir des clercs ? La connaissance est toujours ambivalente dans la pensée chrétienne : ne dit-on pas que c’est en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance que les hommes ont perdu le paradis et désobéi à Dieu. Ainsi, les détenteurs du savoir pourraient avoir cette image équivoque de la chouette. On en trouve de beaux exemples, au fol. 211 du manuscrit 47 (fig. 3). Sur le premier folio du manuscrit 869, une jolie chouette orne également la marge gauche (fig. 4). On devine également des clercs déguisés dans certaines des figures hybrides qui abondent dans les mages au point qu’on a souvent réduit l’iconographie marginale à la création presque illimitée d’hybrides ou de monstres. Ainsi Jean-Claude Schmitt affirme que « l’engendrement de figures contradictoires n’est après tout que l’expression limite d’un art où les tensions internes entre figures et lignes antagonistes jouent un rôle essentiel » [4]. Parmi les créatures polymorphes que l’on désigne parfois sous le nom de « drôleries », le centaure tient une place de choix. Il est le plus souvent guerrier et semble assimilable à la figure chevaleresque. Toutefois, on sait aussi que, dans un contexte religieux, les centaures sont souvent représentatifs de la luxure et que, selon leur abbé Pierre le Vénérable, les moines noirs (Bénédictins) traitent les moines blancs (Cisterciens) de centaures. Il existe d’autres hybrides qui font écho à des polémiques ou à des visions satiriques des clercs. Au fol. 27 v° du manuscrit 219 un hybride centaure/chevalier est armé d’un écu et d’une plume au lieu d’une arme (fig. 5). Ne pourrait-on pas voir ici encore une réflexion, satirique peut-être sur l’écriture ? Ou une image de ses pouvoirs polémiques, agressifs, à l’image de cette plume qui vient remplacer l’arme ?
      Mais la réflexion ou les interrogations que proposent les marges ont également des retentissements plus vastes. Au fol. 298 du manuscrit 47, un homme porte à bout de bras une église (fig. 6). Cette image est isolée dans l’ensemble des manuscrits que nous avons consultés. Que signifie-t-elle ? Comme souvent, la représentation peut-être ambivalente : à la fois glorification de l’Eglise, mise en avant, en hauteur, portée aux nues, et, à la fois, mise en question de l’Eglise, car la position de l’homme est très déséquilibrée et met en lumière que l’Eglise dépend des humbles pour être fondée et rehaussée, au point presque de les écraser.
Dans les marges, on joue souvent avec l’univers religieux, on le provoque, on le mime, on le questionne. Ainsi, au fol. 28 v° du manuscrit 657, un personnage de musicien paraît doubler et surtout singer le personnage de la miniature s’adressant à son auditoire comme un maître à ses disciples (fig. 7). Cette image marginale, en prolongement de la miniature, insiste sur l’adresse du texte à son public, sur sa fonction pragmatique ou sur son efficace, tout en procédant à un décalage dans la tonalité. Le texte serait une – plus ou moins – jolie musiquette qu’il faudrait entendre, mais le public en comprendrait-il toute la signification et les implications ?
      Cette interrogation sur la portée du message va de pair avec une vision humoristique des garants des dogmes et des dignitaires ecclésiastiques. Ce sont souvent les évêques qui sont stigmatisés et apparaissent sous forme d’hybrides. Comme aux fol. 19 et 29 du manuscrit 869 (fig. 8).
      Le manuscrit 869 contient en outre un grand nombre de magnifiques hybrides musiciens. Ici, mitre et crosse ne permettent pas de douter du personnage représenté (fig. 9). Il pourrait paraître étrange de trouver de telles figures dans des ouvrages destinés à des religieux ou à des activités pieuses. Ce serait oublier que l’auto-dérision est la preuve d’une forme de sagesse et d’humilité [5] et que, d’une manière politique, prévoir la critique est une bonne façon de la contourner ou de la diminuer. Il faut prendre conscience de « la différence qu’il y a entre les apparences, d’après lesquelles les hommes jugent, et le "cœur", dont Dieu est témoin » [6]. Saint Bernard, chef de file des Cisterciens, se lance dans une « impitoyable poursuite de toute forme de vaine complaisance » [7] non sans un certain « humour » [8]. Ainsi, paradoxalement, représenter des évêques hybrides revient à reconnaître les faiblesses internes de l’autorité et, de la sorte, de mieux la justifier ou légitimer de manière implicite.

 

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[4] La Raison des gestes, Paris, Gallimard, 1990, p. 187.
[5] On sait que saint Bernard n’hésitait pas à ironiser sur lui-même et sur ses interlocuteurs dans des lettres pourtant très sérieuses. Voir à ce sujet, Jean Leclercq,  « Le Thème de la jonglerie chez  S. Bernard et ses contemporains », dans Revue d’histoire spirituelle, tome 48, numéro 192, 1972, p. 387.
[6] Jean Lerclercq, ibid., p. 387.
[7] Ibid., p. 391.
[8] Ibid., p. 391.
[9] Ibid., p. 392.