Le spectre et la camelote
Clichés du roman noir en mouvement

- Marie-Laure Delmas
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Fig. 13. Anonyme, frontispice [s.d.]

Fig. 14. P. P. Prud’hon, Psyché regardant l’Amour
endormi
, 1783

      Cela ne saurait nous étonner, car Cuisin, à ses heures, donne autant dans le conte éducatif que dans la pornographie. Après tout, le godemiché des libertines n’est qu’une variété lubrique de marotte. De l’imagerie licencieuse du XVIIIe siècle, une représentation emblématique émerge : Psyché – bravant l’interdit – observe l’Amour à la lueur d’une lampe. Ce moment figure le dessein des Lumières ; il s’agissait alors de faire toute la lumière (sur le monde et) sur la sexualité [27]. Cette scène mythique – réinterprétée et actualisée sous cette forme à cette époque – est rendue au début de la Thérèse philosophe (1748) de J. B. Boyer d’Argens. Psyché devient la mère de Thérèse ; Amour, Thérèse elle-même. Elle s’adonne, innocente encore, à une activité intime et illicite. Sa mère la surprend : « Quelle fut sa surprise lorsqu’une nuit, me croyant endormie, elle s’aperçut que j’avais la main sur la partie qui nous distingue des hommes (…). Ma mère pouvait à peine croire ce qu’elle voyait. Elle lève doucement la couverture et le drap ; elle apporte une lampe qui était allumée dans la chambre ; et, en femme prudente et connaisseuse, elle attend constamment le dénouement de mon action. Il fut tel qu’il devait être ; je m’agitai, je tressaillis et le plaisir m’éveilla » [28]. Il suffit de jeter un œil sur l’illustration de cette scène pour voir des similitudes patentes avec le deuxième frontispice des Ombres Sanglantes (fig. 2).
      Observons cette vignette d’une édition de 1780 [29] : à gauche, on voit l’encadrement d’une porte, un personnage tenant de la main gauche une lampe, une jeune fille sur un lit (la position des bras est véritablement la même), un chevet recouvert de vêtements au premier plan (fig. 13). La principale différence tient dans la focalisation de l’image. Thérèse, chavirée de plaisir, bascule sa tête vers l’arrière [30]. On ne voit pas ses traits, sa main sur son sexe est le centre de l’illustration. Tandis que pour l’image de Cuisin, la main a glissé sur le côté ; le mouvement que dessine le bras alors accompagne gracieusement la tête de la jeune fille posée sur son autre bras (la référence revient sur l’imagerie plus classique [31] de l’Amour assoupi (fig. 14). Il est important de comprendre que les citations s’interfèrent.
      L’imagerie érotique et les autres – plus chastes, plus morales, plus pesantes – forment un réseau de références éclatées, dispersées, s’entremêlant au sein des frontispices des Ombres Sanglantes [32]. Graves ou légères, ces citations iconographiques mettent en scène l’intervention de l’imaginaire dans une représentation se voulant réaliste. De même, dans le mythe raconté par Apulée, l’Amour était invisible. Une goutte d’huile tombant de la lampe sur son épaule pendant qu’il dort, le réveille brutalement et l’expose au regard de Psyché. L’apparition devient alors révélation…

 

Apparitions

 

      La tradition veut que le mythe de Psyché rende compte d’un conflit agitant l’âme, des épreuves que celle-ci doit affronter [33]. Ici, il s’agit d’une prise de conscience, d’une perte d’innocence : tel est, en effet, le propos du recueil, puisque l’auteur entend montrer le beau, « le vrai spectacle de l’âme » [34]. Cela se traduit plastiquement par le jeu d’ombre et de lumière, l’intervalle dans lequel est pris le brigand du deuxième frontispice ; cette image (fig. 2) illustre la dernière nouvelle du recueil. « Le Boucher anglais » [35] décrit la carrière d’un homme issu du bas peuple, Bristol. D’un physique extraordinaire, il se produit dans de sanglants combats qu’il gagne presque à chaque fois. Sa fortune faite, il se retire et ouvre une boucherie dans une petite ville d’Angleterre. Parallèlement chef d’une bande de brigands, il pille, vole, viole et tue par goût. Un soir alors qu’il mène au dehors une attaque armée, sa nièce Polly – ignorant ses activités criminelles – se présente chez lui et demande le gîte. La maîtresse de Bristol l’accueille. Cependant, Polly ne dort pas quand Bristol rentre et raconte en détail les horreurs qu’il vient de commettre. Or, personne ne doit pouvoir témoigner de ses exactions et la jeune fille a peut-être tout entendu…
      Comme on l’a vu, l’image déploie les trois grands moments de cette nouvelle ; la légende accompagne la scène principale par l’exclamation (présente dans le texte) de Bristol penché sur Polly : « Si je puis douter un instant qu’elle dorme, c’en est fait d’elle !!! » Utilisée de manière assez conventionnelle, cette inscription souligne le danger en suspend, le moment pathétique, le point culminant de l’action. Dans le texte, ce moment amorce une hésitation de Bristol, habituellement si déterminé et cruel. « En vain le gigantesque, le monstrueux Bristol approche de son lit, le cou tendu, un fer étincelant à la main, vainement il passe la lueur d’une lampe effrayante sur son visage assoupi, et malgré la douleur aiguë d’une goutte d’huile brûlante qui tombe sur son épaule demi nue, Polly ne se trouble pas […] » [36]. Quoi qu’il en fût, sur l’insistance de sa bande, il aurait dû la supprimer. Flottement fatal ! Erreur d’appréciation ! L’âme de Bristol n’est pas si noire, il épargne la jeune fille. Celle-ci, pas tout à fait innocente, feignait de dormir. Dès lors, leur destin est scellé : Polly fait la lumière sur les activités de son oncle et le dénonce à la justice. On peut facilement identifier le geste de Psyché et la punition qui s’ensuit, avec l’examen de Bristol et ses conséquences. Cet examen se retrouve à la fois à l’image et dans le texte. La relation d’un mode d’expression visuel et d’un autre – textuel – laisse apparaître un décalage entre ce qui est vu et ce qui est su. Le lecteur identifie cette scène en premier lieu par l’image qui nous montre Bristol éclairant de sa lampe Polly endormie. L’implicite de la légende du cartouche était donné par l’image dans le cadre : les yeux fermés de Polly. Or, la relecture de cette phrase remise dans son contexte, dans le corps du texte, change tout à fait le sens de la scène : Polly fait semblant de dormir. Alors révisée, cette légende de l’image tirée du texte, devient la charnière permettant une lecture rétroactive de l’illustration : elle en intensifie le suspense. D’abord condition de salut de Polly, le geste vérificateur de Bristol devient l’indice de son erreur de jugement. Cette relation particulière de l’image et du texte fait évoluer le sens de l’ouvrage dans le mouvement d’une lecture plurielle. Traiter de l’illusion des apparences et, plus largement, interroger le visible et le lisible, c’est également ce à quoi travaille l’image du premier frontispice. Son fonctionnement est cependant différent.

 

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[27] Voir à ce propos P. Wald Lasowski, Le Grand dérèglement, Gallimard, coll. « L’Infini », 2008 ; à paraître, également chez Gallimard et du même auteur, Sexe spectaculaire.
[28] J. B. Boyer d’Argens, Thérèse Philosophe, dans Romanciers Libertins du XVIIIe siècle, P. Wald Lasowski (éd.), Paris, Gallimard, La Pléiade, 2002, pp. 875-876.
Outre l’entrelacement constant du « peindre », de l’« écrire » et du « dessiner » que pratique Michaux, il serait également intéressant de pointer l’incidence du graphô initial. En effet, toute sa démarche ne repose-t-elle pas sur ce souhait d’écorcher, d’égratigner la langue et ses signes conventionnels ?
[29] Voir dans Romanciers Libertins, ibid., p. 973, « l’Appendice iconographique » présenté à la suite du texte de Thérèse Philosophe. On y donne les « Gravures de l’édition de 1780 [?] » ; l’image dont il est question est marquée « PL.O. », en haut à gauche de la page.
[30] Cette position nous évoque la fameuse sculpture du Bernin, représentant l’extase de la Bienheureuse Lodovica Albertoni (1674) (à l’église San Franscesco a Ripa à Rome) souvent et justement comparée, parfois confondue avec la Sainte-Thérèse et l’Ange (1647-1652) (à l’église Santa Vittoria à Rome) du même artiste.
[31] Le catalogue de l’exposition Prud’hon, ou le rêve de bonheur montre quelques dessins de Prud’hon au tout début de sa carrière sur le sujet– Psyché essayant de retenir l’Amour et Psyché regardant l’Amour endormi – ces encres, composées vers 1783, sont dans un goût plus « baroque », marquées par le genre galant de l’époque. Dans le dix-neuvième siècle naissant, il peint Psyché dans un autre moment de la fable : c’est Psyché enlevée par les Zéphyrs (1804-1814) qui se trouve au Louvre.
[32] La dispersion est ample, puisque le premier frontispice (fig. 1) n’est pas seulement imprégné de la solennité de la peinture de Prud’hon : il nous rappelle quelque chose de la vignette illustrant, en 1781, le Sylphe de Crébillon (apparition d’êtres surnaturels se manifestant à une femme, dans son lit) ou encore des lectrices interrompant leur lecture, s’adonnant à la rêverie (comme dans les Sonnettes de Guillard de Sévigné, 1749).
[33] V. Gély, L’Invention d’un mythe : Psyché, Allégorie et fiction du siècle de Platon au temps de La Fontaine, Paris, Champion, 2006.
[34] J. R. P. Cuisin, Op. Cit., p. 3.
[35] Ibid., pp. 208-248.
[36] Ibid., p. 245.