Le spectre et la camelote
Clichés du roman noir en mouvement

- Marie-Laure Delmas
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Fig. 3. Anonyme, frontispice, 1801

Fig. 4. Anonyme, frontispice, 1803

Fig. 5. Binet, Si j'apprends que les Limiers de la
justice me poursuivent…
, 1801

Fig. 6. Anonyme, frontispice, 1830

Fig. 7. Challiou, frontispice, 1798

        Ces motifs récurrents et identifiables de l’imagerie gothique (figs. 3, 4, 5, 6 et 7) dans ce frontispice, s’avèrent être l’aspect le moins intéressant s’ils ne sont pas questionnés du côté de leur mise en œuvre. Il convient de dépasser le stade de la description : plusieurs zones dans cette partie de l’image s’articulent sous nos yeux. Contrairement à l’usage, les gravures ne comportent aucune référence (numéro de page, titre de la nouvelle) renvoyant à un passage particulier de l’ouvrage [12]. Aussi, la posture stéréotypée du personnage n’est pas la preuve de la médiocrité de ceux qui exécutent l’image – comme le reproche trop souvent M. Lévy. Elle est le point de départ d’une lecture qui s’opère par paliers. Le sens naît de la combinaison originale d’éléments conventionnels. Ainsi, en divisant d’un trait vertical le cartouche, on obtient deux espaces : l’un à gauche, regroupe les spectres du fond et les tablettes du devant, l’autre comprend le lit, l’intérieur et l’extérieur de la tenture. Le mouvement des plis des rideaux de part et d’autre de la couche décrit des lignes de force allant vers le haut. A l’inverse, les parties inférieures des meubles d’appoint forment des masses plombant cette zone de la composition vers le bas. Ces deux lignes vectorielles opposées structurent l’image en créant une tension. Cette impression n’est-elle pas renforcée par la forme allongée du cadre ? Dès lors, dans un mouvement d’oscillation, l’œil captivé du spectateur ne peut considérer l’image principale sans traverser du regard la zone qui se déploie hors du cadre limité par le liseré blanc.

 

Dispositifs

 

      Les clichés de roman noir représentés se trouvent donc réactivés par les ornements alentour, car ceux-ci en orientent et en réactualisent la lecture. Cette partie secondaire de l’image, juxtaposition concentrée de fragments de décors et d’objets, se caractérise par l’absence de limite à son expansion sur le feuillet. Elle semble venir, par un effet de trompe l’œil, en arrière-plan du cadre de l’image principale. Les attributs des vanités s’y trouvent regroupés : tête de mort, sablier, urne funéraire, cyprès. Ces éléments, certes privilégiés par l’imagerie du roman gothique, ne sont cependant pas exclusifs de ce genre, puisque tirés de l’iconologie la plus conventionnelle. Une nuance profane et dramatique apparaît, symbolisant toutes les facettes de la carrière du crime (ses moyens, ses effets). L’ajout d’armes en tout genre (la coupe induit le poison) précise l’idée de mort violente ; la chaîne et le fantôme connotent la contrainte et le poids du remord. De plus, on peut voir dans la marotte et la lanterne magique deux marqueurs de distanciation (la satire, la projection) déterminants. Tout d’abord, la machine d’optique complète la famille imaginaire des boîtes ou réceptacles parmi lesquelles elle est placée (le sablier, le crâne, l’urne). Cube surmonté d’une cheminée d’évacuation et flanqué d’un cylindre à lentille grossissante, elle symbolise l’outil du conteur [13] : métaphore du recueil lui-même. La lanterne magique ne semble pas fonctionner. Pourtant, un rapport inconscient nous laisse supposer que tout ce qui se place dans le champ de son possible faisceau est comme le fruit d’une projection. Ainsi, que vise-t-elle ? Principalement, le crâne et le sablier, puis la silhouette drapée. Dans la composition, la lanterne (et le dispositif que sa présence induit) s’étend horizontalement, engageant la lecture de ces éléments de la droite vers la gauche, puis vers le haut longeant le cyprès : dans le sens des aiguilles d’une montre. Simultanément, cette ascension renforce l’impression, dans l’image du cartouche, de l’envol des personnages allégoriques.
      A l’inverse, le manche de la marotte en équilibre sur le bord du cadre indique un sens descendant, relayé par la chaîne que son poids entraîne vers le bas. Par conséquent, formellement la marotte et la lanterne constituent les embrayeurs d’une mise en mouvement. A cela s’ajoute la signification qui s’attache à leur représentation. On retiendra avant tout de la marotte qu’elle est au sceptre ce que le fou est au roi : reflet satirique du pouvoir, si ce n’est inversion symbolique du pouvoir lui-même. Le fou ou son attribut signale une position de dérision, de critique, mais aussi de franchise voire de licence. Ce point de vue suggère généralement le parti pris par l’auteur : la marotte en est la marque. Mais encore, la représentation de cette marionnette annonce l’ambition d’un ton enjoué et divertissant dans un ouvrage. Ici, dans ce premier frontispice, la marotte est proprement au pinacle de la composition. Elle surplombe donc l’ouvrage – graphique autant que littéraire – dans un équilibre vacillant. Elle se place graphiquement entre un espace pictural encadré et un autre, illimité. En outre, le manche de la marotte croise la créature horrifique disposée à la tête du baldaquin, dans le cadre. Elle pointe l’aile du monstre et semble, à la fois, la retenir et la désigner. Le cliché du roman noir (image contenue dans le cadre) est donc révisé par son environnement de lecture (ce qui déborde du cadre ou est à l’extérieur) : l’horreur prêterait-elle à rire ? Par l’entremise de cette figurine bouffonne – l’amusement et la distance satirique – le passage entre deux niveaux de lecture dans l’image est possible, et même nécessaire : elle lie entre elles une zone symbolique à une autre, a priori littérale, du frontispice.
      N’oublions pas que métaphoriquement l’illustration parle du texte. De manière analogue, les deux niveaux de lecture observés dans le fonctionnement de l’image se trouvent dans l’articulation de la narration : le lecteur reconstitue une continuité du discours à partir de cette juxtaposition d’éléments hétérogènes. La présence du narrateur interpellant le lecteur dans les moments d’embrayage ou de décrochage discursif créé non seulement une distanciation critique, mais aussi un lien narratif nouvelle après nouvelle. Cette continuité est présentée par un narrateur se voulant spectateur et témoin des actions humaines comme une vue d’ensemble sur le recueil – un panoramique. Même effet spectaculaire pour les images : une cohérence se dégage de l’assemblage de chacune des parties, de l’articulation de l’ensemble, même si chaque élément est lisible séparément. Au reste, l’auteur insiste particulièrement sur l’effet kaléidoscopique de son ouvrage. Les ombres que chaque nouvelle du recueil ne cesse de convoquer forment ce que l’introduction présente pompeusement comme une « Galerie funèbre », dont le thème commun – le rapport du crime et de la vertu – offre une grande variété d’images.

 

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[12] Comme, par exemple, pour les frontispices des Crimes de l’amour de Sade, recueil en quatre volumes de onze nouvelles, à Paris, chez Massé, 1800. Cependant, pour cet ouvrage de Sade chacun des quatre frontispices illustre systématiquement la première nouvelle du tome. Ici, ce n’est pas le cas.
[13] Sur l’usage dans la littérature du XIXe siècle de la référence aux machines d’optique, voir l’article de D. Pesenti Campagnoni, « Les machines d’optique comme métaphore de l’esprit », dans Les Arts de l’hallucination, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2001, pp. 111-139. Si cette étude ne rend pas compte des représentations iconographiques de la lanterne magique, elle témoigne cependant de la faveur de ce nouveau mode d’appréhension de la réalité que procurent les machines d’optique et de leur place grandissante dans l’imaginaire du temps. Voir également, M. Milner, La Fantasmagorie, essai d’optique fantastique, Paris, P.U.F., 1982.