Le spectre et la camelote
Clichés du roman noir en mouvement

- Marie-Laure Delmas
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Fig. 10. P. P. Prud’hon, La Justice et la
Vengeance divine poursuivant le Crime
, 1808

Fig. 11. Magasin Pittoresque, 1838, p. 353

Fig. 12. Copie gravée du tableau de Prud’hon, v. 1810

      Le personnage du brigand – songeons au succès de la pièce de Schiller créée en 1782 – connaît une grande fortune dramatique et romanesque. Au reste, c’est véritablement le leitmotiv du recueil de Cuisin et l’argument majeur du genre noir. L’histoire du brigand est celle d’une métamorphose ou d’un basculement (généralement du Bien vers le Mal) tout en étant un moteur et un vecteur essentiels d’aventures et d’actions à la fois héroïques et criminelles. Exemplum des romans de mœurs du siècle précédent, l’histoire de brigand l’est toujours au début du XIXe siècle, mais poussée, noircie à l’excès pour se régénérer selon les théories de certains contemporains sur le pouvoir cathartique de la peinture du crime [19]. Le sentiment qu’elle procure – de la crainte mêlée à une indicible excitation – est revendiqué par Cuisin : il entend le produire par « ces touches vigoureuses qui, s’adressant de suite aux ressorts de l’âme, y causent ces ébranlements soudains que les poètes ont souvent nommés les doux frémissements de la terreur » [20]. Et n’accède-t-on pas alors par ce moyen à l’expérience esthétique du sublime ? A l’instar d’un Sade, citant les Nuits d’Young et proposant son Idée sur les romans, Cuisin présente, dans son introduction, sa position théorique sous la forme didactique d’un dialogue. Il fait parler un opposant imaginaire et insensible aux passions tragiques [21] ; celui-ci lui reproche de plagier « toutes les rêveries nocturnes de la sépulcrale Radcliff, du Moine, de la None sanglante et des Mystères d’Udolphe ; vous allez sans cesse faire résonner à nos oreilles, comme sur les boulevards, des timbres et des beffrois effrayants […] ». Cuisin est malicieux. A la fois, il met à distance le reproche et se réclame indirectement d’une littérature gothique. Il n’est donc pas étonnant de voir l’illustration à l’avenant. Certes, on peut identifier tel(s) ou tel(s) situation(s), décor(s), ou personnage(s) typique(s) et récurrent(s) au sein du corpus des images du roman noir. Stéréotypie ? C’est à voir. Car si l’on peut observer des similitudes de posture dans la dormeuse et le péril qui la menace (fig. 2) avec celui de la troisième partie de La Forêt ou l’Abbaye de Saint-Clair, d’Ann Radcliffe [22], on s’aperçoit qu’il y a par ailleurs comme un éclatement de la référence (fig. 7). En effet, l’image n’est pas simplement une recopie plus ou moins habile ou avouée. Des fragments d’images, significatifs et expressifs, tirés du frontispice de La Forêt sont également déchiffrables dans le premier frontispice de Cuisin (fig. 1) : le sein nu, la main mimant l’effroi et celle tenant un poignard. Ces trois motifs, formant des éléments littéraux par rapport au texte d’A. Radcliffe, deviennent les éléments d’une rhétorique jouant sur une combinaison, un croisement : une action criminelle et l’émotion qu’elle procure au spectateur. L’un (la main mimant l’effroi) puis l’autre (la main armée d’un poignard) sont mis en rapport avec un même signe (le sein). Celui-ci a une fonction de relais entre un niveau de lecture et un autre : le sein représente à la fois la partie agressée rendue dans le récit et celle bouleversée par les effets de la lecture. N’est-ce pas alors une sorte de chiasme que nous observons-là ?

 

Citations

 

      Eclatement et croisement : ces éléments iconiques se développent selon un mouvement de dissémination. Comme les images, le texte puise dans une intertextualité plus large que le seul genre gothique. Effet de bigarrure assuré. C’est ainsi qu’un drame se trame ; une machination s’exécute jusqu’au crime, tend vers l’érotique, tourne au gothique pour se terminer parfois dans une apothéose de féerie ou une chute moraliste. Ainsi ce brigand, image même de la criminalité [23], dont nous avons observé l’importance, est présent dans l’illustration et dans le texte. Sur les onze nouvelles – fils maudit, aristocrate libertin ou gueux brutal – il se décline à l’envi, toujours pour être érigé en exemple d’atrocité. Et c’est avec complaisance que le narrateur détaille le monde contrasté et fascinant du scélérat.
      Il fait des émules : individu maléfique, c’est un héros tout de même ! Ainsi, dans le cadre du premier frontispice (fig. 1), il y a cette silhouette évoluant à la faveur de l’obscurité. Dissimulée sous une cape et un grand chapeau, l’arme à la main : le saisit-on avant qu’il n’ait réalisé son forfait, ou s’apprêtant à le réitérer ? Il appartient au groupe placé à gauche de l’image. Le caractère sombre de ce groupe est également souligné par la présence un peu solennelle des allégories de la Mort, de la Vengeance, du Remord. Ces éléments s’inspirent clairement d’une composition très fameuse, contemporaine des aquatintes des Ombres Sanglantes : La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime (fig. 10) par Pierre-Paul Prud’hon (l’une des œuvres les plus remarquées du Salon de 1808). Commandée à l’artiste par le préfet Frochot, cette toile trône dans la salle du tribunal criminel au Palais de Justice à Paris jusqu’à la chute de l’empire (1815). Exposée à nouveau au premier Salon de la Restauration, le public peut la contempler au musée du Luxembourg jusqu’en 1820. Assez longtemps pour que l’image devienne une référence emblématique du pouvoir républicain, d’une justice affranchie sinon de la religion au moins du dogme (tel était le but au moment de la commande, le tableau remplaçait un Christ en croix).
      La fortune de cette œuvre est remarquable [24] : sans compter les copies à l’huile, elle a été largement reproduite en gravure (figs. 11 et 12) : un homme recouvert d’une cape, un poignard à la main, laisse derrière lui sa victime gisant au sol. Il fait nuit. Les rayons de la lune éclairent deux silhouettes volant dans la nuée et fondant sur l’assassin, un flambeau et un glaive en main. Le mouvement des corps saisis dans un fort clair-obscur donne tout son lyrisme à la scène. Du criminel en contre-jour, on devine seulement les traits grimaçants, contrastant avec le corps livide de la victime dont le visage n’est déjà plus qu’un masque. Les deux allégories, beautés semblables et idéales, sont dans l’intervalle de la lumière. Cette toile, dans sa première version, était bien plus traditionnelle. Elle représentait la Justice en tant que notion institutionnelle. Finalement, « cette allégorie est morale » puisque le concept glisse « de la Loi (et son appareil répressif) à la conscience (et son éthique individuelle), [Prud’hon] fait du tableau une allégorie romantique » [25]. La référence à la peinture de Prud’hon convoque une ambiance, une certaine éloquence dans la représentation physique d’idées [26]. Elle tire à elle une partie du sens de l’œuvre, cette force d’incarnation, cette conscience du geste criminel. Cependant, la citation est détournée ; les éléments sont déplacés de leur rapport symbolique original. Les allégories du tableau deviennent dans l’illustration des représentations fantomatiques. La citation picturale installe une confusion entre ces figures fameuses et les ombres des victimes du recueil. Contrairement à leur modèle idéal et plutôt que de poursuivre leur(s) assassin(s), les spectres vengeurs menacent la lectrice. Ce glissement nourrie une idée traditionnellement reçue, dénonçant les dangers des romans. Ainsi, leur lecture éveille les imaginations vives : la projection engendrée ne donne-t-elle pas une représentation du meurtre ? ne pourrait-elle pas le faire advenir ? La force d’évocation de la fiction et son rapport ambiguë à la réalité, s’imposant aux sens abandonnés de la lectrice, se retournent contre elle. Cette complaisance pour un tel lieu commun (les dangers de la lecture) prend la forme du clin d’œil ironique dans le frontispice. La référence à l’œuvre éminemment dramatique de Prud’hon ne prend véritablement son sens qu’au regard d’une autre – non moins fameuse dans un genre sensiblement différent. La dissémination de citations picturales dans les frontispices joue sur tous les registres. Et l’on passe du tribunal criminel à l’intimité de l’alcôve.

 

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[19] Voir Anthony Glinoer, La Littérature frénétique, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2009.
[20] J. R. P. Cuisin, Op. Cit., p. 1.
[21] Ibid., pp. 10-14. Nous conservons l’orthographe et les italiques du texte.
[22] A. Radcliffe, La Forêt, ou l’Abbaye de Saint-Clair, 2 vol., traduit de l’anglais sur la seconde édition, Paris, Maradan, an VII-1798. Ce frontispice est reproduit dans le recueil d’images de M. Lévy, Images du roman noir, Op. Cit., p. 179.
[23] Voir à ce propos, H. J. Lüsebrink, Les Représentations sociales de la criminalité en France au XVIIIe siècle, Paris, E.H.E.S.S., 1983.
[24] Voir S. Lavissière, Les Dossiers du département des peintures : Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, n°32, Paris, R.M.N., 1986. Le tableau se trouve au Louvre.
[25] R. Michel, Le Beau idéal, ou l’art du concept, Paris, R.M.N., 1989, p. 103. « D’où le décor : une ambiance propre aux états d’âme un peu obscurs, clarté lunaire, paysage désertique, C’est à tort qu’un Quatremère de Quincy, qui ne jure que par les figures célestes, jugées classiques, critique "l’aspect hideux du criminel", rebelle à l’unité de la métaphore » (p. 103). On remarquera que Cuisin insiste souvent dans cet ouvrage ou dans celui, formellement et thématiquement proche, des Fantômes nocturnes (Paris, 1821) sur la notion de remord du criminel. Signalons que la position de la victime dans l’allégorie de Prud’hon, se retrouve dans la femme évanouie du frontispice de ce dernier ouvrage.
[26] Voir le commentaire de S. Lavissière, Prud’hon ou le rêve du bonheur, Paris, R.M.N., 1997, pp. 222 et suivantes.