L’obsession grammatographique
- Ponge, Perec, Jabès -

- Frédéric Marteau
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Fig. 5. G. Perec, essais sur son nom

Fig. 6. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, p. 27

Fig. 7. G. Perec, essais graphiques de lettres hébraïques

Fig. 8. Paul Klee, Von der Liste gestrichen, 1933

Fig. 9. G. Perec, manuscrit de W ou le souvenir d’enfance

Perec veut présenter ici un nouvel art poétique à l’encontre des « vestiges rhétoriques » que l’on trouve encore dans la poésie contemporaine. Contre la pose poétique traditionnelle, il s’agit donc de se raccrocher aux lettres de l’alphabet, de leur faire confiance. Mais derrière cette confiance se dissimulent une méfiance et une hantise : la lettre peut se mettre à la place d’une réalité plus douloureuse – si tel carré de lettres révèle en sa diagonale telle lettre asignifiante, un W, un X ou un E vont s’imposer d’une manière différente pour l’écrivain.

L’écriture noue et dénoue les ambiguïtés du vécu ; elle mêle à son encrage le plus ténu les traces d’une existence et ses failles les plus inavouables. Pour dire et signer ce double mouvement de rapport au réel et de rapport à l’écriture, Bernard Magné a forgé le terme d’æncrage, enjeu de l’encryptage des biographèmes. Pour en saisir l’importance, il faut en revenir à un passage décisif de W ou le souvenir d’enfance, où Perec expose le principe même de son geste d’écriture :

 

Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes.
C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs qui laissent apparaître l’intervalle entre ces lignes : j’aurai beau traquer mes lapsus (…), je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie [61].

 

Perec témoigne ici d’un double anéantissement : celui de ses parents et celui du souvenir de leur disparition. Les lieux de l’enfance ont eux-mêmes disparu [62] : l’existence de l’écrivain n’a pas d’ancrage originel. La seule ancre à laquelle il peut s’accrocher est l’écriture, en son sens le plus matériel, le plus graphique. Dessiner des mots, des lettres, tracer des lignes d’écriture constituent ainsi l’æncrage du poète : son sol graphique, son attache scripturale. Par l’écriture, Perec se réinvente des lieux, des appartenances, une mémoire. Et d’abord par les lettres : c’est dans leur dessin que tout se joue.

W ou le souvenir d’enfance en fait la démonstration. Ce récit s’ouvre par une dédicace : « Pour E ». Le « E » n’est pas suivi de point ; s’il peut renvoyer à l’initiale d’un prénom cher, il peut aussi se lire autrement. « Pour E », si on adopte une lecture homophonique, peut être compris : pour eux, ses parents, les disparus. On sait également que la lettre E occupe dans l’œuvre de Perec une place essentielle : elle disparaît lipogrammatiquement dans La Disparition, puis réapparaît sous la forme d’un monovocalisme excessif dans Les Revenentes. Le E est aussi la voyelle du nom de l’auteur, ce nom qui fait souvent l’objet d’une interrogation littérale (fig. 5). Le nom propre est un mot qui tient à ses lettres. Il n’est parfois retenu que par sa première lettre, son initiale, qu’il s’agisse d’un nom de personne ou d’un nom de ville. W ou le souvenir d’enfance déploie ainsi toute une expérience de la lettre, suivant le jeu parallèle de sa construction, fictive d’un côté, autobiographique de l’autre. Alors que la fiction s’organise autour de noms de lieux, A., R., T., V., H., W., K., ou D., et qu’elle démarre par une lettre dont le papier à en-tête est signé Otto Apfelsthal, MD – « Et que signifiait ce MD […] ? » [63] –, « surmontant un blason compliqué » de cinq symboles (deux identifiables et trois abstraits), le récit autobiographique se raccroche à des souvenirs encore vivaces dont le fait qu’à l’âge de 13 ans, « j’inventai, racontai et dessinai une histoire » [64] qui s’appelait « W ». Puis Perec raconte son souvenir le plus lointain, l’identification d’une lettre hébraïque, gammeth ou gammel, dont il reproduit le dessin ou la graphie (figs. 6 et 7) puis la complète d’une note déceptive :

 

C’est ce surcroît de précision qui suffit à ruiner le souvenir ou en tout cas le charge d’une lettre qu’il n’avait pas. Il existe en effet une lettre nommée « Gimmel » dont je me plais à croire qu’elle pourrait être l’initiale de mon prénom ; elle ne ressemble absolument pas au signe que j’ai tracé et qui pourrait, à la rigueur, passer pour un « mem » ou « M » [65].

 

Autre souvenir, en compagnie de sa tante Fanny : « un de mes jeux consistait à déchiffrer (…) des lettres dans des journaux, non pas yiddish, mais français » [66]. Tout le texte est ainsi travaillé par la présence de lettres, mais celle qui domine est bien évidemment le W. C’est le nom d’un récit, d’une île, d’un village, où se déroulent les compétitions sportives qui résument la politique d’un état totalitaire ; c’est un qualificatif, on parle de vie W, de loi W, d’enfant W, de société W : tout s’y réduit, tout y est contaminé, jusqu’au nom même des individus, qui n’est jamais propre. En effet, le novice n’a pas de nom, on l’appelle « novice » ; les vainqueurs, quant à eux, ont le nom de leur(s) prestigieux prédécesseur(s). Entre les deux, s’agissant des athlètes en exercice, on donne des sobriquets, bien que l’Administration ne l’ait jamais accepté officiellement : « pour elle, un Athlète, en dehors des noms que peuvent lui valoir ses victoires, n’est désigné que par l’initiale de son village assortie d’un numéro d’ordre » [67]. On se rend compte que si la lettre est l’élément scriptural auquel se raccroche l’écrivain, elle est aussi le signe d’une grande inquiétude, la marque d’une rature et d’une perte du propre, comme cet « immense W blanc » du survêtement gris des hommes de l’île, « frappé dans le dos ». La pluralité et la complexité d’une existence peuvent être réduites à un signe qui l’annule, comme dans ce tableau de Paul Klee peint en 1933 et intitulé Rayé des listes (Von der Liste gestrichen) (fig. 8), auquel pense peut-être Perec, grand amateur de l’artiste, quand il développe tout un paragraphe sur la lettre X.

Dans ce passage, le point de départ est un souvenir, celui d’un objet réel, un chevalet en forme de X servant à scier du bois, et plus précisément d’un mot, ou d’une lettre-mot, le X :

 

Mon souvenir n’est pas souvenir de la scène, mais souvenir du mot, seul souvenir de cette lettre devenue mot, de ce substantif unique dans la langue à n’avoir qu’une lettre unique, unique aussi en ceci qu’il est le seul à avoir la forme de ce qu’il désigne (le « Té » du dessinateur se prononce comme la lettre qu’il figure, mais ne s’écrit pas « T »), mais signe aussi du mot rayé nul – la ligne des X sur le mot que l’on n’a pas voulu écrire –, signe contradictoire de l’ablation (…) et de la multiplication, de la mise en ordre (axe des X) et de l’inconnu mathématique, point de départ enfin d’une géométrie fantasmatique dont le V dédoublé constitue la figure de base et dont les enchevêtrements multiples tracent les symboles majeurs de l’histoire de mon enfance : deux V accolés par leurs pointes dessinent un X ; en prolongeant les branches du X par des segments égaux et perpendiculaires, on obtient une croix gammée [etc.] [68].

 

Nous interrompons la phrase sciemment car nous rencontrons un problème typographique : Perec trace ou dessine les signes qu’il fait naître des lettres X et V (fig. 9). Le dessin gagne sur l’écrit typographique, ce qui rappelle le projet initial de : une histoire autant racontée que dessinée, autour d’une lettre. On est d’ailleurs frappé de suivre ce long développement sans tomber sur la lettre W, ce double V, qui hante ainsi cette longue phrase. Car ce passage, auquel Perec ajoute une référence au Dictateur de Chaplin et au double X entrecroisé du parti d’Hynkel, ne constitue en effet qu’une seule phrase, qu’un long développement sur une contamination grammatique, sur la prolifération possible de la lettre qui, loin d’être une unité minimale et indécomposable, est un signe mutant ou mutable, changeant de forme et de fonction. Il n’y a pas d’arbitraire du signe. Les lettres, résultats d’un tracé, se renvoient les unes aux autres de même qu’à tout autre symbole dès lors que le tracé ou le graphe est reconduit. Et cette possibilité graphique, en l’absence du W, décrit tout autant la chance que la menace de toute inscription grammatique qui emporte avec elle tout le réel.

 

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[61] G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975, rééd. Gallimard, « L’Imaginaire », pp. 63-64.
[62] « J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… De tels lieux n’existent pas » (G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 122).
[63] G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, Op. cit., p. 19.
[64] Ibid., pp. 17-18.
[65] Ibid., p. 27.
[66] Ibid., p. 28.
[67] Ibid., pp. 134-135.
[68] Ibid., pp. 109-110.