L’obsession grammatographique
- Ponge, Perec, Jabès -

- Frédéric Marteau
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Francis Ponge : la lettre et le monde muet des choses

 

Le point de départ de l’œuvre de Francis Ponge est un sentiment critique : nous nous sommes détournés du monde muet qui nous entoure– « notre seule patrie » – alors que l’homme doit avoir pour tâche de dire (et d’écrire) le rapport aux choses du monde. Il s’agit donc de refonder la langue poétique, et d’abord de reconsidérer son écriture [7]. Ponge revendique une création – ou plutôt une « récréation » – littéraire qui prenne le langage au pied de la lettre. Se réclamant d’un matérialisme général, et notamment linguistique, il cherche à se démarquer de toute une tradition littéraire où les mots sont au service de l’idée et des significations préconçues [8]. Ni signe ni idée, chaque mot doit au contraire être considéré comme « un objet, une trace noire sur le papier, une suite de sons dans le vent, en pensant le moins possible à ce qu’ils “veulent dire” » [9]. Ponge cherche ainsi à faire l’éloge de la définition du signe, de ses imperfections et de ses faiblesses. « Que l’imparfait du signe demande lui-même humblement son pardon. Qu’il se dévisage, qu’il se confesse, qu’il s’humilie » [10] . Cette humiliation, qu’il faut entendre aussi comme une humilité, passe par le papier, le support d’inscription, le sol sur lequel les lettres viennent se déposer [11]. Il passe par toute une matérialité verbale retrouvée, une matérialité graphique qui fait du langage une chose, une matière vivante et mouvante. Cette prise en compte du littéral – du plus humble – autorise par conséquent à s’arrêter sur la lettre, le plus petit élément de langage dont l’écriture et le dessin doivent signer le rapport au monde. Si Ponge s’intéresse aux choses les plus humbles, les plus « humiliées » (le crottin, la boue, l’anthracite…), il revendique ce choix jusque dans l’intérêt porté aux lettres qui soutiennent les mots dans leur relation aux choses. Ainsi, au sujet de l’œillet ou du mimétique mimosa :

 

O fendu en Œ
O ! Bouton d’un chaume énergique
Fendu en ŒILLET !
L’herbe, aux rotules immobiles
ELLE Ô vigueur juvénile
L aux apostrophes symétriques
O l’olive souple et pointue
Dépliée en Œ, I, deux L, E, T
Languettes déchirées
Par la violence de leur propos
Satin humide satin cru
  etc. [12]
MIraculeuse
MOmentanée
SAtisfaction !

MInute
MOusseuse
SAfranée [13] !

 

De la même manière, le lézard révèle un Z « tortillard », le pin un I central et vertical, idem avec le verre d’eau, la cruche ou l’oiseau. On reconnaît ici le cratylisme de Ponge, ou son mimologisme qui affirme, selon Genette, la « dominance de l’étymologie et de la mimographie » [14] que l’on retrouve exemplairement dans le poème « 14 JUILLET », véritable lecture des lettres de son titre.

 

Tout un peuple accourut écrire cette journée sur l’album de l’histoire, sur le ciel de Paris.
D’abord c’est une pique, puis un drapeau tendu par le vent de l’assaut (d’aucuns y voient une baïonnette), puis – parmi d’autres piques, deux fléaux, un râteau – sur les rayures verticales du pantalon des sans-culottes un bonnet en signe de joie jeté en l’air.
Tout un peuple au matin le soleil dans le dos. Et quelque chose de neuf, d’un peu vain, de candide, c’est l’odeur du bois blanc du Faubourg Saint-Antoine, – et ce J a d’ailleurs la forme du rabot.
Le tout penche en avant dans l’écriture anglaise, mais à le prononcer ça commence comme Justice et finit comme ça y est, et ce ne sont pas au bout de leurs piques les têtes renfrognées de Launay et de Flesselles qui, à cette futaie de hautes lettres, à ce frémissant bois de peupliers à jamais remplaçant dans la mémoire des hommes les tours massives d’une prison, ôteront leur aspect joyeux [15].

 

Genette relève les équivalences mimographiques du poème et de son titre (1 : pique, 4 : chapeau ou baïonnette…) et constate que deux lettres, E et U, n’ont pas d’équivalent. Il souligne ainsi l’arbitraire du geste pongien, comme de tout geste de ce type : « comme d’habitude, le commentaire mimologique est une formation de compromis qui accommode ce qui peut l’être et passe le reste sous silence » [16]. Mais cet arbitraire est aussi le signe d’une grande liberté et d’une véritable jubilation éprouvées dans le dessin des lettres elles-mêmes qu’il s’agit d’éclairer, de rendre signifiantes, ou de laisser dans l’ombre.

Ponge se présente ainsi comme un poète visuel, qui, déposant ses mots sur le papier, y observe le jeu de leurs lettres. Il faut être attentif à ce jeu pongien qui fait bouger les lettres d’un mot, en complique la relation au monde par tout un mouvement d’apparition et de disparition. Le poète maintient son objectif : faire en sorte que le poème gagne en autonomie, qu’il fonctionne de lui-même, comme s’il était gravé dans la pierre, indifférent à toute manipulation. C’est pourquoi Ponge revendique l’aspect visuel et graphique de l’écriture, et qu’il lègue son écriture manuscrite aux pouvoirs de la typographie. Il s’en explique dans un texte recueilli dans Méthodes et intitulé « Proclamation et petit four » :

 

Point de doute que la littérature entre en nous de moins en moins par les oreilles, sorte de nous de moins en moins par la bouche (…).
Point de doute qu’elle passe (entre et sorte) de plus en plus par les yeux. Elle sort de nous par la plume (ou la machine à écrire) : devant nos yeux. Elle entre en nous également par les yeux (…).
Mais point de doute, non plus, il me semble que devant nos yeux elle passe de moins en moins sous la forme manuscrite.
Pratiquement, les notions de littérature et de typographie à présent se recouvrent (…).
S’il est vrai, comme je le pense, qu’il n’y ait œuvre valable que l’auteur ne soit doué d’une égale sensibilité à ce dont il parle et au moyen d’expression qu’il emploie (…), je crois aussi que dans notre sensibilité actuelle entrent de plus en plus en composition – avec les qualités sonores – celles qui tiennent à l’apparence ou à la figure des mots [17].

 

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[7] Ce que Ponge nomme aussi à de nombreuses reprises le « fonctionnement » de l’écrit. Un texte « fonctionne » (grâce à son lecteur, notamment) plus qu’il ne signifie.
[8] Cette tradition est celle que Derrida a stigmatisé comme logocentrisme (voir, notamment, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, dès l’exergue, p. 11). On comprend pourquoi le philosophe s’intéressa si passionnément à l’œuvre du poète.
[9] F. Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1005.
[10] Ibid., pp. 1006-1007.
[11] « Le papier », Ibid., pp. 1378-1380.
[12] « L’Œillet », La Rage de l’expression, dans Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 363.
[13] « Le Mimosa », La Rage de l’expression, Ibid., p. 369.
[14] Voir G. Genette, « Le parti pris des mots », dans Mimologiques, Paris, Seuil, 1976, p. 435.
[15] F. Ponge, Pièces, dans Œuvres complètes I, éd. cit., p. 718.
[16] G. Genette, Mimologiques, Op. cit., p. 436.
[17] F. Ponge, Méthodes, dans Œuvres complètes I, éd. cit., p. 641.